Un précurseur de Molinari et d’Ayn Rand ?
Si les liens de parenté entre la pensée d’Anselme Bellegarrigue et les deux autres pères de l’anarchisme français sont évidents (Han Ryner(2) et plus encore Georges Palante, en particulier dans
La Sensibilité individualiste), il est souvent mentionné que Bellegarrigue serait aussi et plus encore, en quelque sorte, un précurseur de l’anarcho-capitalisme par le truchement de Gustave de Molinari, et de la pensée objectiviste d’Ayn Rand. Ce point mérite discussion et ne paraît pas si évident que cela.
Anselme Bellegarrigue est un quasi contemporain de l’économiste belge Gustave de Molinari. En premier lieu, il apparait assez clairement que les sujets d’analyse de Molinari et ceux de Bellegarrigue se recoupent assez peu. Molinari a essentiellement écrit sur les règles naturelles d’organisation du marché, sur les moyens pour les ouvriers d’agir sur la marché du travail (bourses), sur les sphères « non marchandes » comme la religion, l’éducation, et enfin sur la place et le rôle de l’État. Ces sujets sont plutôt éloignés des préoccupations portées par l’anarchiste français.
Bien évidemment il y a des points de convergence, en particulier les thèses liées à la sensibilisation et à l’éducation des masses et des ouvriers, thème extrêmement cher à Molinari et que l’on retrouve, par l’action des journaux qu’il a animés, chez Bellegarrigue. Tous deux défendent avec ardeur des points qu’ils jugent essentiels au développement harmonieux des relations entre les individus. En premier lieu, la liberté d’expression. Ils estiment tous deux que toutes les opinions doivent pouvoir s’exprimer, et que le progrès des sciences en tous domaines est à ce prix. Ensuite, le droit d’association des travailleurs : la possibilité d’association des individus est une des clefs fondamentales de l’équilibre des sociétés mais, dans ce cadre, celle des travailleurs, confrontés au pouvoir du capital, revêt une importance toute particulière. Si Bellegarrigue n’est pas très prolixe sur ce point, Molinari aura de longs développements sur les bourses du travail, qui selon lui reflèteraient mieux l’offre et la demande d’emplois que ne le fera jamais une administration autoritaire. Enfin, la nécessité de former les individus. Pour que la liberté puisse s’exprimer pleinement, il ne suffit pas de la décréter, encore faut-il que les individus soient capables d’assumer seuls et librement leurs propres affaires. Il est donc tout à fait essentiel de former progressivement les gens.
On fait aussi par ailleurs de Bellegarrigue le précurseur d’Ayn Rand et de son objectivisme. Il est bien clair que la pensée de Rand comprend une dimension individualiste extrême qui n’est pas sans rappeler notre penseur. Nombre de citations de Rand pourraient illustrer ce propos, en voici deux, qui s’inscrivent tout à fait dans la lignée directe des écrits de Bellegarrigue :
« La plupart des systèmes politiques ont été des variantes de la même tyrannie étatiste, ne différant que par le degré et non par le principe fondateur, limités seulement par les accidents de la tradition, les désordres, les conflits sanglants et l’effondrement périodique. (…) Tous ces systèmes politiques étaient des expressions de l’éthique altruiste-collectiviste, et leur caractéristique commune est le fait que la société s’y trouvait placée au-dessus de la loi morale, dans une position d’omnipotence souveraine et d’acceptation aveugle de l’arbitraire. Ainsi, politiquement, tous ces systèmes étaient des variantes d’une société amorale. »
« Si certains ont le « droit » de vivre aux dépens du travail des autres, cela veut dire que ces autres sont privés de leurs droits et condamnés à travailler comme des esclaves. Tout prétendu « droit » d’un homme, qui nécessite de violer les droits d’un autre homme, n’est pas, et ne peut pas être un droit. Personne ne peut avoir le droit d’imposer une obligation que l’on n’a pas choisie, un devoir sans récompense ou une servitude involontaire. II ne peut pas y avoir de « droit de réduire des hommes à l’esclavage ». »
Sans toutefois détailler ce point outre mesure, car cela sortirait du format de cet article, il apparaît tout de même assez artificiel de souligner une quelconque filiation entre Bellegarrigue et Rand. La pensée objectiviste, magistralement développée dans l’ouvrage qu’Alain Laurent a récemment consacré à Ayn Rand(3), ne se résume en effet pas aux développements plus rudimentaires de Bellegarrigue. Il comprend de nombreuses autres dimensions, résumées de manière éclairante par Ayn Rand elle-même dans une chronique de 1962 au Los Angeles Times : une métaphysique (la réalité existe en tant qu’absolu objectif) ; un épistémologie (la raison est le seul moyen qu’àa l’homme pour percevoir la réalité ; une éthique (l’homme est une fin pour lui-même, et non un moyen pour les autres) et enfin une politique (le capitalisme de laissez-faire). Si pour Bellegarrigue la nature de l’homme lui impose de faire société, phénomène éminemment artificiel, et que faire société ne signifie en rien faire allégeance à un pouvoir tutélaire et accapareur des libertés individuelles, pour Rand, en revanche, tout provient de la réalité qui s’impose à l’individu, qui existe indépendamment de la conscience de l’individu, et à laquelle il n’accède que par l’effort de la conscience. La conscience, pour s’exercer, a besoin d’un code, d’une valeur cardinale vers laquelle elle tend : c’est la vie, le fait de se maintenir en vie, qui constitue cette valeur suprême. Et c’est à ce prix que l’homme pourra toucher au bonheur. Comme on le voit dans ces quelques lignes, les thèses de Rand n’ont qu’un lien assez éloigné avec la pensée de Bellegarrigue. Je renvoie pour de plus amples précisions aux chapitres de l’ouvrage d’Alain Laurent visés en note ci-dessous.
S’il fallait trouver un voisinage plus immédiat à la pensée de Bellegarrigue, et outre ses frère siamois Ryner et Palante, il faudrait plutôt se tourner à mon sens d’une part vers Max Stirner, et d’autre part vers Benjamin Tucker. Chez Stirner tout d’abord, il y a d’innombrables accents et formules que Bellegarrigue aurait pu faire siennes : « L’Etat est le maître de mon esprit, il veut que je croie en lui et il m’impose un credo, le credo de la légalité » ; « L’Etat est l’ennemi, le meurtrier de l’individu, l’association en est la fille et l’auxiliaire ; le premier est un esprit, qui veut être adoré en esprit et en vérité, la seconde est mon œuvre, elle est née de moi. L’État est le maître de mon esprit, il veut que je croie en lui et m’impose un credo, le credo de la légalité. Il exerce sur moi une influence morale, il règne sur mon esprit, il proscrit mon moi pour se substituer à lui comme mon vrai moi. ». Il proclame que les religions et les idéologies se fondent avant tout sur des superstitions. Il rejette aussi bien le libéralisme politique qui implique, selon lui, une soumission à l’Etat, que le socialisme qui subordonne l’individu à la société.
Stirner comme Bellegarrigue sont des partisan chevronnés de l’individualisme et de l’égoïsme. Mais si Stirner oppose l’association libre à la société par essence coercitive(5), Bellegarrigue, on l’a vu, oppose pour l’essentiel la société, libre dans l’état de nature, à l’Etat, Léviathan qui place les individus sous son joug.
Mais pour l’essentiel les points de comparaison s’arrêtent là. Posant le Moi en absolu, Stirner refuse la notion de droit naturel, qu’il juge chimérique. Il fait dériver la propriété non pas d’un droit, mais de la force(6). Rien n’est plus étranger à la pensée de Bellegarrigue. C’est qu’à bien des égards Stirner fait partie des « Hégeliens de gauche », qui est une des branches fondatrices du socialisme contemporain, concurrente d’une part du socialisme utopique d’Owen, Fourier ou Cabet, et d’autre part du socialisme scientifique marxiste(4). S’il place la liberté et l’individu comme des absolus, ce n’est pas au profit d’une réhabilitation de la société civile et des rapports humains naturels, fondés sur la liberté, la propriété et la responsabilité, mais au profit d’une anomie égotiste assumée. Quitte à trouver à Stirner une filiation, il faudrait plutôt à mon sens partir d’Etienne de la Boétie et prolonger, de façon magistrale, avec Nietzsche, que la chercher chez Bellegarrigue.
Reste enfin Benjamin Tucker. C’est dans son périodique anarchiste La liberté que celui-ci a formalisé ses principales thèses. On peut déjà observer ainsi, avec Bellegarrigue, une parenté de supports de publication. Tucker et ses amis rejettent l’autorité coercitive, la législation subie, la notion de contrat social. Pour Tucker, les anarchistes doivent être considérés comme des « démocrates jeffersoniens impavides ». En cette phase combinant Jefferson et Thoreau, il veut dire ainsi que « le meilleur gouvernement est celui qui gouverne le moins, et que celui qui gouverne le moins n’existe pas ». On croirait lire du Bellegarrigue dans le texte.
Tucker critique vertement le capitalisme d’Etat et la bourgeoisie d’Etat, comme Bellegarrigue le fera dans L’Anarchie, journal de l’ordre. Tucker comme Bellegarrigue insistent sur le fait que tous les monopoles, fussent-ils privés, ne peuvent perdurer qu’avec le soutien de l’Etat. Les deux en concluent que, plutôt que de renforcer l’autorité comme le préconisent les marxistes, il faut à l’inverse l’évacuer du jeu économique et laisser se déployer le principe qui lui est le plus hostile, celui de la liberté. Tucker résume cela de manière éclairante : « les seuls qui croient vraiment au laissez-faire sont les anarchistes », dit-il.
C’est en ce sens selon nous que Bellegarrigue peut être vu comme un précurseur, moins de l’objectivisme ou de l’anarcho-capitalisme, que de l’anarchisme individualiste américain contemporain.