Guillaume Grivel (2/2)


Guillaume Grivel est l’auteur de ce conte philosophique. C’est un physiocrate, adepte des thèses du bon docteur Quesnay. Mais il est de nos jours inconnu. Dans leur somme Les Penseurs libéraux[1], Alain Laurent et Vincent Valentin ne le mentionnent nulle part. L’encyclopédie Wikipédia consacre quelques lignes vagues et indigentes à cet auteur. Il n’est jusqu’à l’ouvrage d’Armand Mattelart, qui pourtant fait référence, Histoire de l’utopie planétaire. De la cité prophétique à la société globale[2], à l’avoir totalement occulté. Guillaume Grivel et l’Île inconnue ont totalement disparu des écrans radars depuis très, très longtemps. Cet article vise modestement à vous faire découvrir cet auteur et sa pensée.

Guillaume Grivel a lu le Tableau économique, adhère aux Maximes générales du gouvernement économique d’un royaume agricole et à l’Ordre naturel et essentiel de Mercier de la Rivière. Il publie en 1784 un traité sur l’éducation, suivi dix ans plus tard d’une Théorie de l’éducation, qui connaît un certain succès, en France et en Allemagne. Après la publication de l’Île inconnue ou Mémoires du chevalier de Gastines, en 1783, il devient l’éditeur du marquis de Mirabeau. En 1789, reprenant à son compte les thèses de Quesnay, il publie ses Principes de politique, de finance, d’agriculture et de législation, véritable déclaration d’amour aux thèses physiocrates. Voici d’ailleurs ce que l’on trouve au frontispice de cet ouvrage : « On y prouve que les productions de la terre sont la source unique des richesses ; on y démontre l’importance de l’immunité des avances de la culture, de la proportion de l’impôt avec le produit net, de l’ordre et de la distribution des dépenses et les principes de justice qui doivent régler la politique d’une nation. »

Malgré une relative notoriété, Grivel n’accède pas à la députation qu’il aspirait ; sa candidature, déposée le 30 août 1791, reste lettre morte. Il devient plus tard professeur de législation à l’école centrale de Paris, qui était installée au Collège des Quatre-Nations. Il y enseigne le droit naturel, public, civil et criminel, et les principes généraux de l’économie politique. Il meurt en 1810.

Grivel est un adepte de la physiocratie (étymologiquement : gouvernement de la nature). C’est une école économique prétendant que la richesse des pays provient exclusivement de l’agriculture, seule « création » annuelle de richesse. Les principes de l’école physiocratique ont été élaboré en premier par Richard Cantillon, un banquier irlandais vivant en France, dans sa publication Essai sur la nature du commerce en général de 1756. Ces idées furent développées par Jean Vincent et François Quesnay, qui deviendra le chef de file de cette école. Les physiocrates s’opposent fortement aux idées mercantilistes qui prônent le commerce international. Ils sont tous rassemblés autour du Tableau économique de Quesnay. L’appartenance à l’école implique qu’on adhère au tableau, qui retrace le circuit des richesses entre les classes productive et stérile, et qui met en évidence le rôle de parasites des privilégiés de tout acabit. Leurs adversaires les affubleront d’un sobriquet resté célèbre, la « secte » des « économistes », tant il est vrai que l’entrée dans l’école est une sorte d’entrée en religion. L’adhésion de Baudeau et plus encore de Mirabeau en témoignent et s’apparentent à de véritables conversions[3].

La réalisation de cet ordre naturel est permise par la recherche de l’intérêt particulier qui concourt naturellement à l’intérêt général. On leur doit la première représentation circulaire de l’économie, mais l’idée d’une autorégulation par le marché ne leur vint pas. Turgot, un temps contrôleur général des finances de Louis XVI, obtint pour un court moment la libre circulation des grains à travers la France.

Les physiocrates plaident aussi pour l’abolition des corporations, pour la diminution des taxes pesant sur les paysans et pour la suppression des avantages féodaux en matière fiscale afin d’éviter la banqueroute qui mènera à la Révolution française.

C’est en cela qu’on fait souvent de l’école physiocratique la première école libérale de France, précurseur du siècle des économistes au XIXe et de son incarnation par l’école de Paris.

Tous ces thèmes se retrouvent dans l’Île inconnue. Gastines dit, par exemple : « L’agriculture seule peut fournir abondamment à tous les besoins de la vie ; elle seule rend la société durable et prospère ; mais elle ne donne ses fruits qu’en raison des travaux. » Il évoque l’origine des sociétés fondées sur le gouvernement patriarcal et le droit d’aînesse et ajoute : « instruits par les préceptes de leurs prédécesseurs, des lois naturelles, de l’ordre social et de la justice essentielle, ces premiers souverains mirent toute leur étude à faire jouir chacun de son droit naturel ». L’oubli de ces règles et les caprices arbitraires de l’autorité sont dus à l’abandon de l’enseignement des « lois éternelles et immuables qui établissent les droits et les devoirs du citoyen, la liberté, la propriété, la sûreté, la fraternité, la concorde ». On croirait lire Suarez ou Vitoria, les figures emblématiques de l’école de Salamanque.

L’agriculture dispense la richesse et permet le libre jeu des institutions. Elle est proclamée libre et chacun cultive comme il l’entend ; aussi la spécialisation s’établit-elle. On voit apparaitre l’artisanat et les arts mécaniques, les arts d’agrément et les beaux-arts. Le commerce, né des besoins d’échange, se développe, favorisé par l’introduction de la monnaie, la construction des voies de communication et ouvrages d’art. C’est le revenu net des terres qui fournit « une subvention fixe et suffisante » pour les dépenses et le maintien de l’administration.

L’instruction publique est l’objet des soins les plus attentifs, et ne s’empare de l’enfant qu’à l’âge de six ans. L’éducation est l’affaire de la famille. Elle insiste surtout, d’une part sur l’éducation morale, et de l’autre, sur l’enseignement des « lois naturelles de l’ordre social ».

L’île est toute entière régie par les principes physiocratiques : l’agriculture est mise au premier plan, la liberté régit toutes les institutions, l’impôt est prélevé sur le produit net, le luxe est banni et l’instruction civique est toute imprégnée de la doctrine. Ni église, ni prête dans cette île, même quand la société s’accroit ; ici, on n’a affaire qu’à des propriétaires. La nouvelle société humaine construite ici est basée sur la liberté économique et sur le droit individuel de jouir de sa réussite personnelle. L’île toute entière est fondée sur la propriété privée des moyens de production et la fusion sympathique des intérêts, pour paraphraser Elie Halévy[4].

La propriété privée est juste parce qu’elle est utile à la communauté. La société se construit sur les mérites des individus plutôt que sur ceux du groupe. A la manière du proviso lockéen, la propriété privée est légitimée par l’expérience, par le fait que l’appropriation n’affecte négativement le sort d’aucun autre individu. Alors que les utopies socialisantes s’inscrivent toujours dans une situation d’abondance, l’utopie libertarienne de Grivel met le travail à l’honneur « parce que l’industrie des hommes et la seule valeur qui protège la petite société de la destruction[5] »

La société utopique grandissant, la propriété, les accomplissements de chaque individu et le développement du commerce justifient alors l’introduction de l’argent. Celui-ci incarne la marque du succès et contribue à développer l’activité économique et l’amitié entre les peuples. Comme l’écrit Grivel, « chacun pouvait mieux que tout autre juger de l’emploi de ses talents, et du bon usage de ses propriétés ». Dès lors que l’agriculture ne peut plus suffire à satisfaire les besoins des hommes, le commerce prend le relai et permet aux hommes de dépendre les uns des autres et ainsi de former une société, quitte à concevoir une certaine inégalité :

Sans cette inégalité qui vous choque, il n’y aurait ni commerce, ni liaisons entre les hommes ; il n’y aurait point de société. Rendez les hommes égaux, leurs prétentions seront égales, nul ne voudra plus être le serviteur d’autrui ; et dès lors plus de relations de besoin, de charité, de réciprocité, de secours. Chacun désormais ne doit plus compter que sur lui-même, pour parer aux nécessités de la vie. Il est au milieu de ses semblables, comme s’il était seul sur la terre.

Grivel accepte donc en toute logique qu’un gouvernement garantisse la propriété, défende les individus, éduque les enfants et contrôle les finances. Mais les individus sont maîtres de leur destinée. Grivel s’oppose au choix d’un communautarisme utopique alors en vogue aussi bien qu’au christianisme ou aux autres religions révélées car il fait confiance à l’homme et retire à Dieu ou à l’Etat la puissance de diriger la vie de chaque individu. Voici des thèses que développeront ultérieurement Saint-Simon et Bellamy, chez qui les politiciens disparaissent et laissent la place aux managers.

Comme l’écrit Denis Grelé, le libéralisme de l’île de Grivel convient parfaitement à la notion dynamique de l’utopie-concept, parce qu’il considère l’état social comme inachevé. Le système libéral utopique a le mérite d’être ainsi incontestablement le système le plus dynamique et le plus centré sur le bonheur de chaque individu. C’est le seul qui prenne en compte le bonheur de l’individu, avant celui de la communauté. C’est le travail qui transforme les hommes en des agents économiques. La division sociale, minimale dans les utopies communautaires, devient dans ici de plus en plus importante au fur et à mesure des progrès techniques permettant la division des tâches. Ce qui est en cause dans l’utopie libérale n’est pas la propriété mais le travail. En ce sens, l’individu qui fait travailler les autres par son industrie est aussi respectable que celui qui travaille seul.

L’utopie libérale, c’est la seule à penser l’homme dans sa complexité. Puisqu’il n’est ni bon ni mauvais, il peut devenir meilleur. Il faut suivre Grivel et faire confiance au génie humain, enfin libéré.

Comme le disait Mandeville, il faut voir dans l’accumulation de l’argent par le bourgeois sans intervention de l’Etat la source de la richesse de la nation, richesse par laquelle le bonheur est possible. L’activité économique de quelques-uns génère des profits développant l’industrie du luxe. Le bonheur peut donc se trouver dans le plaisir. La société de Grivel est une société de consommation en devenir, où le bonheur n’est pas dans la limitation des besoins mais dans leur assouvissement.

Le travail constitue la part la plus importante de la liberté humaine parce que tout ce qui est produit par l’individu est un espace inviolable ; être libre, c’est être capable de travailler librement. L’esclave devient une bizarrerie. Le travail forcé est laissé aux seuls criminels. Ce travail s’inscrit alors dans une logique économique et une nécessité sociale.

Ce n’est pas le système politique qui garantit le bonheur de l’homme, mais la recherche du bonheur qui produira le meilleur système politique possible dans des conditions données. Au lieu de partir d’une vision unitaire du monde, Grivel part d’une humanité motivée par une même volonté (la recherche du bonheur) mais une humanité plurielle dans l’accomplissement de cette volonté. Il ne s’agit pas de forcer l’homme au bonheur, mais de donner à chaque individu le plus grand nombre de moyens pour obtenir le bonheur. La solidarité est donc une vertu, grâce à laquelle la société permet de réconcilier le droit inaliénable de propriété et l’idéal de fraternité.

A l’opposé des utopies communautaristes et socialisantes qui pensent que la structure politique garantit le bonheur, Grivel, tout comme Casanova[6] ou Bernardin de Saint Pierre[7], montrent que c’est à chacun de trouver son utopie, dans la plus grande liberté individuelle et par le travail qui profite au bonheur de tous.

 

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La postérité de L’Île inconnue ne fait pas de doute. On ne peut que constater que l’ouvrage de Grivel est passé parfaitement inaperçu, aussi bien de la « Secte » des économistes, que de ses adversaires. Ce n’était ni un traité de pure doctrine ni une œuvre de combat, mais un bon devoir d’application rédigé par un étudiant en physiocratie, trop romanesque et sans prise sur la réalité, comme l’écrit Jules Conan.

Néanmoins, dans l’esprit de Grivel, cet ouvrage n’est pas un simple passe-temps, un dérivatif de ses travaux austères. Il s’agit plutôt d’une mise en application à la fois des thèses de cet apôtre de Quesnay, et des doctrines pédagogiques sur lesquelles Grivel s’est longuement épanché.

Daniel Mornet, dans Les Origines intellectuelles de la Révolution française,  est l’un des rares à fournir une place de choix, et à mon sens méritée, à L’Île inconnue. Malgré d’indéniables qualités reconnues à ce roman, Mornet ajoute fort justement : « Mais ce sont malgré tout des sagesses bourgeoises et prudentes. Même dans cette île inconnue où l’on n’est pas lié par la tradition, on prendra toutes les précautions pour que la monarchie ne dégénère pas en despotisme, mais on laissera au roi beaucoup plus d’autorité que dans la constitution anglaise qui n’est en réalité qu’une oligarchie ».

Grivel nous fournit une utopie anarchisante, tournée vers le passé et l’âge d’or, avec un accent physiocratique. En cela, elle se distingue nettement des utopies révolutionnaires qui, de Vairasse et Mably à Babeuf, ont ouvert la voie au socialisme. Rien que pour cela, cet auteur mérite de sortir de l’oubli dans lequel il est enfermé.


[1] Alain Laurent et Vincent Valentin, Les Penseurs libéraux, Les Belles Lettres, Paris, 2012.

[2] Armand Mattelart, Histoire de l’utopie planétaire : De la cité prophétique à la société globale, Paris, La Découverte, 2000.

[3] Conan J.. Une utopie physiocratisante : l’ « Ile inconnue » de Guillaume Grivel.. In: Annales historiques de la Révolution française. N°265, 1986. pp. 268-284.

[4] Elie Halévy, La Formation du radicalisme philosophique, tome 1, la jeunesse de Bentham, Paris, 1901.

[5] Denis Grelé, Université de Memphis, « Utopie et libéralisme à la fin du XVIIIe siècle, le cas Grivel », Western Society for French History, volume 34, 2006.

[6]  Giovani Giacomo Casanova, Icosameron, 5 vol. (Prague: Imprimerie de l’Ecole normale, 1788)

[7] Bernardin de Saint-Pierre, Paul et Virginie, Paris, 1787.

Guillaume Grivel


(Première partie)

Boisguilbert, Dupont de Nemours, Condillac, et bien sûr Turgot et Quesnay, sont les physiocrates du XVIIIe siècle  les plus connus, aujourd’hui encore. Ils sont passés à la postérité, certes de manière fort incomplète pour ne pas dire caricaturale, mais ils sont passés. Ils constituent les premiers penseurs de l’école française, qui atteindra son apogée le siècle suivant. Lorsqu’on les repère, même vaguement, les physiocrates sont très liés à deux notions, d’une part la terre, « source unique de richesse » dira Quesnay, et d’autre part le respect du droit de propriété, condition indispensable à l’exercice de la liberté, car source de sûreté, dira Dupont de Nemours.

Mais les Lumières françaises du XVIIIe siècle, c’est aussi l’Âge d’Or des contes métaphysiques, des Utopies et des démonstrations romancées. Du Micromégas de Voltaire au Supplément au Voyage de Bougainville de Diderot, sans compter les Lettres persanes de Montesquieu, les auteurs français ont usé et parfois abusé de ce procédé littéraire. Je vous invite dans le présent article à poursuivre ces voyages philosophiques en faisant revivre un instant les personnages d’un auteur tombé dans l’oubli le plus profond, même parmi les penseurs libéraux, Guillaume Grivel (1735-1810) et son Île inconnue.

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Il était une fois un jeune et fougueux héros, empli de bravoure et pétri d’honneur. Il s’appelait le Chevalier de Gastines. Né dans une famille noble du Limousin, il fait brillantes études, voyage dans toute l’Europe, manque d’être assassiné en Ligurie, participe à la guerre de la Ligue d’Augsbourg, qui opposa le roi de France Louis XIV, allié à l’Empire ottoman et aux jacobites irlandais et écossais, à une large coalition européenne, menée par le Saint Empire Romain Germanique et ses alliés, est même blessé à Neerwinden, et enfin réformé à la paix de Ryswick. De retour dans sa famille, il est envoyé à Bordeaux par son inflexible père pour régler diverses affaires. Celui-ci le recommande même à son ami bordelais, M. d’Alban. Ce dernier est veuf, et père d’une fille superbe, belle, intelligente, subtile et fascinante, Eléonore. Gastines tombe amoureux fou de la demoiselle.

Comme souvent, malheureusement pour notre preux chevalier, il y a un hic. Eléonore est déjà fiancée à un jeune bellâtre qui vit au Bengale et qu’elle va rejoindre afin de l’épouser.

Gastines tente d’oublier sa belle, mais les mêmes causes produisent toujours les mêmes effets. Il n’y parvient pas, et, en un geste désespéré, s’embarque secrètement sur le navire qui conduit aux Indes M. d’Alban et sa fille.

Il est rapidement démasqué, et on ne peut pas dire que l’ami de son père l’accueille sur le bateau à bras ouverts. Néanmoins, impossible de faire demi-tour, les héros de cette aventure vont bien devoir cohabiter le temps de cette longue traversée. Gastines ne perd pas espoir, et sait qu’il doit attendre le bon moment pour brûler celle qui sera sans doute sa dernière cartouche. Quitte ou double.

Son heure se présente enfin ; une violente tempête arrache, au milieu de l’Océan indien, le gouvernail du navire, qui s’échoue entre les récifs. M. d’Alban se noie au moment du sauvetage. La chaloupe qui contient quelques membres de l’équipage et quelques passagers partis en vitesse, s’abîme à son tour dans les flots. Ne restent plus, parmi les vivants, que Gastines et Eléonore, restés sur l’épave.

Ils construisent un radeau de fortune, et, le calme revenu, parviennent à atteindre une petite île déserte située à proximité. Ils amènent avec eux tout ce qu’ils peuvent sauver du naufrage : vivres, munitions, outils, armes, animaux…

Le couple, qui n’en est pas encore un, reconstruit un semblant d’humanité sur cette île. Un an plus tard, ils se rejoignent enfin et s’aiment d’un amour passionné… et prolifique, car vingt-deux enfants naîtront de cette idylle !

Nos héros, le long de leur aventure, construisent une habitation spacieuse, la meublent du mieux qu’ils peuvent. Ils mettent la terre en culture, se livrent à la chasse et à la pêche, apportent un soin particulier à l’éducation de leurs enfants. Devenus grands, et faute d’autre solution, les frères et les sœurs se marient entre eux. C’est d’ailleurs l’occasion d’une rivalité entre deux garçons. L’un deux, après une altercation avec l’un de ses frères, s’enfuit avec un autre dans le Nord de l’île, jusque-là peu exploré par la famille, au-delà d’une barrière de rochers pourtant perçue comme infranchissable.

Quelle n’est pas leur surprise que de tomber nez à nez avec des autochtones, des Noirs qui ripostent à ce qu’ils considèrent comme une agression et auxquels ils échappent de justesse ! Revenus au bercail, les deux jeunes adultes rendent compte à leur père de cette aventure. Gastines redoute une attaque des indigènes, maintenant qu’ils sont avertis d’une présence étrangère sur leur île. Il est clairvoyant : celle-ci ne tarde pas à se produire. Les assaillants sont repoussés, en partie détruits, et partent en laissant deux de leurs prisonniers.

Mais ceux-ci finissent par s’évader et reviennent en force avec leurs congénères dans l’intention de s’emparer de la colonie de nos amis. Une fois encore, la victoire leur revient mais l’alerte a été chaude. Gastines et les siens construisent alors diverses armes et mesures et défense, afin de devenir une citadelle quasi imprenable.

Bientôt, la famille organise une expédition de pêche et de chasse jusque dans la partie Nord de l’île. Cette fois, ils tombent au milieu d’une bataille entre deux tribus autochtones rivales, qui se disputent des européens naufragés. Gastines et les siens parviendront à les libérer, et même à civiliser les anthropophages.

Le récit se termine par la mort de Gastines et de sa femme. A ce moment, la colonie est sortie de son isolement, et l’avenir s’ouvre dans les meilleures conditions.

(to be continued…)

Déconstruction du grand homme


Comme la semaine dernière, voici quelques extraits de mon futur essai, consacré aux hommes de l’Etat et plus précisément aux hommes politiques.

2aexd7t« Si tu veux que quelqu’un n’existe plus, cesse de le regarder. » 

                                                                                                Proverbe Arabe.

On a coutume de vouer une admiration sans borne aux grands hommes qui ont émaillé l’Histoire. Les rayons des libraires débordent de biographies hagiographiques, dans lesquelles l’apôtre du jour retrace les illustres moments du Saint homme regretté. Prenez les deux plus connues et récentes icônes que sont Charles de Gaulle et Che Guevara. On ne compte plus les évangiles qui décrivent leur existence, le De Gaulle de Jean Lacouture, celui de François Mauriac, celui de Max Gallo, le A demain de Gaulle de Régis Debray, le C’était de Gaulle d’Alain Peyreffite, et tant d’autres. Prenez aussi le Che Guevara, une légende du siècle, de Pierre Kalfon, Une braise qui brûle encore d’Olivier Besancenot, Ché, le film de Steven Soderbergh, L’Ascension et la chute, celui d’Eduardo Montes Bradley, ou encore Carnets de voyage, le film de Walter Salles. S’ils vivaient encore, ces rock-stars auraient plus de followers sur Twitter que toutes les actrices porno de San Fernando réunies.

Ajoutez à tout cela les journalistes de cour, héritiers de la noblesse de Versailles, qui se plaisent à publier les portraits, presque toujours élogieux, des principaux hommes politiques de leur temps. Les exemples sont tels qu’on trouve chaque mois plus d’une dizaine de biographies dans les rayons, qui toujours collent promptement à l’actualité politique du moment. A l’heure où j’écris ces lignes, on trouve pêle-mêle sur les étals et de manière non exhaustive NKM l’indomptable, de Julien Arnaud, Le Roman vrai de DSK, de Michel Taubmann, Lionel raconte Jospin, entretiens avec Pierre Favier et Patrick Rotman, Mon dictionnaire autobiographique, de Jean-Louis Borloo, et beaucoup d’autres. Notez au passage que tous ces ouvrages ont comme point commun de servir la soupe à nos gouvernants, lorsque ce ne sont pas eux-mêmes – ou plus exactement leur nègre – qui prennent la plume pour vanter leurs propres mérites.

Mais certains trouvent que ce n’est pas encore assez. Qu’il y aurait quelques réfractaires, incapables de courber suffisamment l’échine devant la grandeur de leurs maîtres. Daniel Mahoney, dans De Gaulle, statemanship, Grandeur and Modern Democracy, accuse ainsi ses semblables de ne pas admettre qu’il y aurait une sorte de déterminisme appelant certains à gouverner, et d’autres à être gouvernés. Il les accuse de voir petit le grand homme. Jacques Julliard, dans son lamento Que sont les grands hommes devenus ?, n’a pas de mots assez durs pour mettre en cause notre médiocrité face au génie du grand homme. George Sand n’écrivait-elle pas : « Dieu eût départi à tous les hommes une égale dose d’intelligence et de vertu s’il eût voulu fonder le principe d’égalité parmi eux ; mais il fait les grands hommes pour commander aux petits hommes. »

Parfois le discours est plus modéré. Il n’est pas fondé sur un déterminisme biologique ou sociologique, mais sur l’expérience particulière vécue par un individu confronté à une circonstance exceptionnelle. C’est l’objet de la formule du Parrain de Coppola, pour qui « les grands hommes ne naissent pas dans la grandeur, ils grandissent. »

Des fariboles comme celles-ci, qui trahissent essentiellement le refoulé d’auteurs qui se rêvaient grands mais qui, à l’âge adulte, ne sont que de médiocres Bollandistes, il y en a à la pelle.

Il est désormais temps de passer du Capitole à la Roche Tarpéienne. De déconstruire ces mythes pour jouvencelles effarouchées. De saisir la vraie nature du pouvoir et de ceux qui l’exercent.

Jean-François Revel, par Philippe Boulanger


9782251399041FSPhilosophe ayant fait carrière dans l’édition et le journalisme, Jean-François Revel (1924-2006) reste dans les mémoires comme l’éditorialiste phare de l’Express puis du Point et comme auteur d’essais au succès populaire retentissant. De Pourquoi des philosophes ? (Robert Laffont, 1957) à L’Obsession anti-américaine (Plon, 2002) en passant par Ni Marx ni Jésus (Robert Laffont, 1970), La Tentation totalitaire (Robert Laffont, 1976), Le Regain démocratique (Fayard, 1992) et La Grande parade (Plon, 2000) dont la traduction lui a valu une audience mondiale, Revel a été l’un des acteurs intellectuels français majeurs de la seconde moitié du XXe siècle. Allant bien au-delà du seul engagement anticommuniste, la force et la singularité intellectuelles de sa pensée n’avaient jamais, jusqu’ici, fait l’objet d’une synthèse exhaustive qui aurait permis d’en éclairer la place dans l’histoire contemporaine des idées – une béance que le présent ouvrage vient enfin combler.

Avant tout animé par la passion des faits, ce philosophe s’est constamment employé à pourfendre et à déconstruire les impostures idéologiques dont se sont nourries les diverses tentations totalitaires qui ont marqué le XXe siècle, jusque sous leurs récents avatars de l’islamisme et de l’antiracisme dévoyé. Philippe Boulanger, dans cette passionnante biographie intellectuelle, expose les étapes successives et les multiples aspects de cette pensée de combat qui trouve son unité profonde dans la volonté de réaffirmer sans concession l’insigne valeur des principes d’une démocratie libérale, en économie comme en politique. Chaque jour qui passe semble en rappeler l’intempestive et remarquable pertinence.

Docteur en droit public, Philippe Boulanger a publié plusieurs essais sur le Proche-Orient et l’histoire des idées. Il collabore d’autre part à diverses revues, comme Le Banquet et Commentaire.

On sort de la matrice


On pare souvent les hommes et les femmes politiques de toutes les vertus. Ils sont certes peu aimés par les citoyens, nous dit-on, mais ceci serait profondément injuste. Selon le poncif éculé, pour être élu, il faudrait en effet faire preuve de vertus rares et exigeantes : le courage, la ténacité, le sens de l’intérêt général, le dévouement. Et même s’il y a – comme partout ! – quelques brebis galeuses sinon gâteuses, l’écrasante majorité des élus ferait son job dans un altruisme de tous les instants. Les politiciens seraient des boy-scouts en costume Armani.

Cette parabole n’est pas sans charme. Elle a toutefois un petit défaut. Elle est parfaitement fausse.

Les hommes et les femmes politiques sont des gens certes comme les autres, avec leurs qualités et leurs défauts. Mais les fonctions qu’ils détiennent, ou auxquelles ils aspirent, les conduisent à exercer un pouvoir tutélaire sur le servum pecus, le troupeau servile, que nous constituons[1]. Et ce n’est précisément pas Monsieur ou Madame tout le monde qui rêve nuit comme jour de confisquer, pour son usage propre, un tel pouvoir exorbitant. Fort heureusement pour nous, d’ailleurs.

Il est grand temps désormais de déconstruire tous ces mythes qui sentent le rance et le moisi. De faire entrer Godzilla, le dinosaure géant de l’ère nucléaire, dans le champ de bataille. Qu’il réduise en bouillie les orgueils politiciens construits sur l’autel de nos libertés. Comme le Rubempré de Balzac, il est grand temps d’ouvrir les yeux sur nos illusions perdues. D’aiguiser sur le cœur des politiciens le poignard de la dure réalité.

 

Le premier mythe que les hommes politiques incarnent, c’est celui de l’infaillibilité. On sait déjà, depuis les légistes de l’Ancien Régime et le roi Anglais Charles Ier, que « le Roi ne peut mal faire ». Les élus d’aujourd’hui sont les héritiers en ligne directe de ce vieil adage. Les illustrations ne manquent pas. C’est Napoléon réglementant la Comédie-Française en pleine campagne de Russie, c’est l’immunité et l’impunité parlementaire de Serge Dassault, c’est l’inviolabilité du président de la République, protégé de tout, sauf du ridicule. En toute circonstance, le politicien, sans doute massivement bombardé de rayons gamma comme le héros de Marvel, est réputé par définition infaillible, omnipotent et omniscient. Ce n’est pas l’élu mandaté par le peuple, c’est Néo, l’Élu de Matrix. Une sorte de lumière cosmique planerait au-dessus de la tête de nos politiciens, les rendant ipso facto plus intouchables encore que leurs augustes homonymes Indous.

L’idéal-type de l’élu infaillible est d’origine ancienne. On le trouve dans les utopies et uchronies des XVII et XVIIIe siècles. Chez Thomas More d’abord, qui baigne la vie des Utopiens dans un océan de despotisme. On ne doit pas se marrer bien souvent lorsque la vie privée, les jeux, l’adultère, l’enrichissement, l’humour, sont des vices bannis et qui mettent en danger la vie même de celui qui s’y livre. On imagine aisément Fouquier-Tinville maire, Saint Just ministre de l’Intérieur et Torquemada président du Sénat. Ce n’est pas un hasard du reste si More a été béatifié et canonisé par l’Église catholique. On a les idoles que l’on peut.

Un exemple encore plus parlant est fourni par Tommaso Campanella. Ce moine dominicain a publié une sympathique fable, La Cité du Soleil, en 1602, 86 ans après L’Utopie de More. Elle symbolise au plus haut point l’infaillibilité des dirigeants. Campanella est une sorte de fou mystique, extrémiste théocratique qui fait peur à l’Église de Naples elle-même, qui le répudie et l’enferme. Et c’est en détention, comme Sade, que Campanella imagine sa Cité idéale. A l’occasion d’un dialogue entre un marin génois et un chevalier de l’Ordre de Malte, il expose son monde idéal, délirant et pourtant promis à un bel avenir. Avec une économie totalement étatisée et planifiée, une société qui pratique l’eugénisme, Campanella imagine un pouvoir confié à des chefs infaillibles, sortes de demi-dieux omniscients, qui vomissent les lois comme d’autres l’alcool frelaté. Ne reculant devant rien, y compris l’humiliation des sodomites condamnés à marcher la tête en bas, on pourrait se contenter d’un haussement d’épaule devant de tels délires.

Il n’empêche que cette vision idyllique – et un brin risible – des gouvernants, a connu une immense postérité. Il n’est qu’à lire la prose des extrémistes de la volonté générale et du contrat social que personne n’a jamais vu ni signé, Rousseau bien sûr, mais aussi Mably, Saint-Simon, Fourier ou Cabet, pour mesurer l’influence de ces sympathiques pisse-copies sur le modèle républicain contemporain. Comme le disait Henry Mencken, « le pire des gouvernements est souvent celui qui est le plus moral. Un gouvernement de cyniques est souvent très tolérant et très humain. Mais quand des fanatiques gouvernent, il n’y a pas de limite à l’oppression. »

 


[1] Horace, Épîtres, I, XIX, 19. Voir Ludovic Delory, Silence, les agneaux, L’Etat décide pour vous, Luc Pire, Bruxelles, 2010, pour une illustration contemporaine.

Anselme Bellegarrigue (part 3, The End)


Un précurseur de Molinari et d’Ayn Rand ?
 
ABSi les liens de parenté entre la pensée d’Anselme Bellegarrigue et les deux autres pères de l’anarchisme français sont évidents (Han Ryner(2)  et plus encore Georges Palante, en particulier dans La Sensibilité individualiste), il est souvent mentionné que Bellegarrigue serait aussi et plus encore, en quelque sorte, un précurseur de l’anarcho-capitalisme par le truchement de Gustave de Molinari, et de la pensée objectiviste d’Ayn Rand. Ce point mérite discussion et ne paraît pas si évident que cela.
Anselme Bellegarrigue est un quasi contemporain de l’économiste belge Gustave de Molinari. En premier lieu, il apparait assez clairement que les sujets d’analyse de Molinari et ceux de Bellegarrigue se recoupent assez peu. Molinari a essentiellement écrit sur les règles naturelles d’organisation du marché, sur les moyens pour les ouvriers d’agir sur la marché du travail (bourses), sur les sphères « non marchandes » comme la religion, l’éducation, et enfin sur la place et le rôle de l’État. Ces sujets sont plutôt éloignés des préoccupations portées par l’anarchiste français.
Bien évidemment il y a des points de convergence, en particulier les thèses liées à la sensibilisation et à l’éducation des masses et des ouvriers, thème extrêmement cher à Molinari et que l’on retrouve, par l’action des journaux qu’il a animés, chez Bellegarrigue. Tous deux défendent avec ardeur des points qu’ils jugent essentiels au développement harmonieux des relations entre les individus. En premier lieu, la liberté d’expression. Ils estiment tous deux que toutes les opinions doivent pouvoir s’exprimer, et que le progrès des sciences en tous domaines est à ce prix. Ensuite, le droit d’association des travailleurs : la possibilité d’association des individus est une des clefs fondamentales de l’équilibre des sociétés mais, dans ce cadre, celle des travailleurs, confrontés au pouvoir du capital, revêt une importance toute particulière. Si Bellegarrigue n’est pas très prolixe sur ce point, Molinari aura de longs développements sur les bourses du travail, qui selon lui reflèteraient mieux l’offre et la demande d’emplois que ne le fera jamais une administration autoritaire. Enfin, la nécessité de former les individus. Pour que la liberté puisse s’exprimer pleinement, il ne suffit pas de la décréter, encore faut-il que les individus soient capables d’assumer seuls et librement leurs propres affaires. Il est donc tout à fait essentiel de former progressivement les gens.
On fait aussi par ailleurs de Bellegarrigue le précurseur d’Ayn Rand et de son objectivisme. Il est bien clair que la pensée de Rand comprend une dimension individualiste extrême qui n’est pas sans rappeler notre penseur. Nombre de citations de Rand pourraient illustrer ce propos, en voici deux, qui s’inscrivent tout à fait dans la lignée directe des écrits de Bellegarrigue :
« La plupart des systèmes politiques ont été des variantes de la même tyrannie étatiste, ne différant que par le degré et non par le principe fondateur, limités seulement par les accidents de la tradition, les désordres, les conflits sanglants et l’effondrement périodique. (…) Tous ces systèmes politiques étaient des expressions de l’éthique altruiste-collectiviste, et leur caractéristique commune est le fait que la société s’y trouvait placée au-dessus de la loi morale, dans une position d’omnipotence souveraine et d’acceptation aveugle de l’arbitraire. Ainsi, politiquement, tous ces systèmes étaient des variantes d’une société amorale. »
« Si certains ont le « droit » de vivre aux dépens du travail des autres, cela veut dire que ces autres sont privés de leurs droits et condamnés à travailler comme des esclaves. Tout prétendu « droit » d’un homme, qui nécessite de violer les droits d’un autre homme, n’est pas, et ne peut pas être un droit. Personne ne peut avoir le droit d’imposer une obligation que l’on n’a pas choisie, un devoir sans récompense ou une servitude involontaire. II ne peut pas y avoir de « droit de réduire des hommes à l’esclavage ». »
Sans toutefois détailler ce point outre mesure, car cela sortirait du format de cet article, il apparaît tout de même assez artificiel de souligner une quelconque filiation entre Bellegarrigue et Rand. La pensée objectiviste, magistralement développée dans l’ouvrage qu’Alain Laurent a récemment consacré à Ayn Rand(3), ne se résume en effet pas aux développements plus rudimentaires de Bellegarrigue. Il comprend de nombreuses autres dimensions, résumées de manière éclairante par Ayn Rand elle-même dans une chronique de 1962 au Los Angeles Times : une métaphysique (la réalité existe en tant qu’absolu objectif) ; un épistémologie (la raison est le seul moyen qu’àa l’homme pour percevoir la réalité ; une éthique (l’homme est une fin pour lui-même, et non un moyen pour les autres) et enfin une politique (le capitalisme de laissez-faire). Si pour Bellegarrigue la nature de l’homme lui impose de faire société, phénomène éminemment artificiel, et que faire société ne signifie en rien faire allégeance à un pouvoir tutélaire et accapareur des libertés individuelles, pour Rand, en revanche, tout provient de la réalité qui s’impose à l’individu, qui existe indépendamment de la conscience de l’individu, et à laquelle il n’accède que par l’effort de la conscience. La conscience, pour s’exercer, a besoin d’un code, d’une valeur cardinale vers laquelle elle tend : c’est la vie, le fait de se maintenir en vie, qui constitue cette valeur suprême. Et c’est à ce prix que l’homme pourra toucher au bonheur. Comme on le voit dans ces quelques lignes, les thèses de Rand n’ont qu’un lien assez éloigné avec la pensée de Bellegarrigue. Je renvoie pour de plus amples précisions aux chapitres de l’ouvrage d’Alain Laurent visés en note ci-dessous.
S’il fallait trouver un voisinage plus immédiat à la pensée de Bellegarrigue, et outre ses frère siamois Ryner et Palante, il faudrait plutôt se tourner à mon sens d’une part vers Max Stirner, et d’autre part vers Benjamin Tucker. Chez Stirner tout d’abord, il y a d’innombrables accents et formules que Bellegarrigue aurait pu faire siennes : « L’Etat est le maître de mon esprit, il veut que je croie en lui et il m’impose un credo, le credo de la légalité » ; « L’Etat est l’ennemi, le meurtrier de l’individu, l’association en est la fille et l’auxiliaire ; le premier est un esprit, qui veut être adoré en esprit et en vérité, la seconde est mon œuvre, elle est née de moi. L’État est le maître de mon esprit, il veut que je croie en lui et m’impose un credo, le credo de la légalité. Il exerce sur moi une influence morale, il règne sur mon esprit, il proscrit mon moi pour se substituer à lui comme mon vrai moi. ». Il proclame que les religions et les idéologies se fondent avant tout sur des superstitions. Il rejette aussi bien le libéralisme politique qui implique, selon lui, une soumission à l’Etat, que le socialisme qui subordonne l’individu à la société.
Stirner comme Bellegarrigue sont des partisan chevronnés de l’individualisme et de l’égoïsme. Mais si Stirner oppose l’association libre à la société par essence coercitive(5), Bellegarrigue, on l’a vu, oppose pour l’essentiel la société, libre dans l’état de nature, à l’Etat, Léviathan qui place les individus sous son joug.
Mais pour l’essentiel les points de comparaison s’arrêtent là. Posant le Moi en absolu, Stirner refuse la notion de droit naturel, qu’il juge chimérique. Il fait dériver la propriété non pas d’un droit, mais de la force(6). Rien n’est plus étranger à la pensée de Bellegarrigue. C’est qu’à bien des égards Stirner fait partie des « Hégeliens de gauche », qui est une des branches fondatrices du socialisme contemporain, concurrente d’une part du socialisme utopique d’Owen, Fourier ou Cabet, et d’autre part du socialisme scientifique marxiste(4). S’il place la liberté et l’individu comme des absolus, ce n’est pas au profit d’une réhabilitation de la société civile et des rapports humains naturels, fondés sur la liberté, la propriété et la responsabilité, mais au profit d’une anomie égotiste assumée. Quitte à trouver à Stirner une filiation, il faudrait plutôt à mon sens partir d’Etienne de la Boétie et prolonger, de façon magistrale, avec Nietzsche, que la chercher chez Bellegarrigue.
Reste enfin Benjamin Tucker. C’est dans son périodique anarchiste La liberté que celui-ci a formalisé ses principales thèses. On peut déjà observer ainsi, avec Bellegarrigue, une parenté de supports de publication. Tucker et ses amis rejettent l’autorité coercitive, la législation subie, la notion de contrat social. Pour Tucker, les anarchistes doivent être considérés comme des « démocrates jeffersoniens impavides ». En cette phase combinant Jefferson et Thoreau, il veut dire ainsi que « le meilleur gouvernement est celui qui gouverne le moins, et que celui qui gouverne le moins n’existe pas ». On croirait lire du Bellegarrigue dans le texte.
Tucker critique vertement le capitalisme d’Etat et la bourgeoisie d’Etat, comme Bellegarrigue le fera dans L’Anarchie, journal de l’ordre. Tucker comme Bellegarrigue insistent sur le fait que tous les monopoles, fussent-ils privés, ne peuvent perdurer qu’avec le soutien de l’Etat. Les deux en concluent que, plutôt que de renforcer l’autorité comme le préconisent les marxistes, il faut à l’inverse l’évacuer du jeu économique et laisser se déployer le principe qui lui est le plus hostile, celui de la liberté. Tucker résume cela de manière éclairante : « les seuls qui croient vraiment au laissez-faire sont les anarchistes », dit-il.
C’est en ce sens selon nous que Bellegarrigue peut être vu comme un précurseur, moins de l’objectivisme ou de l’anarcho-capitalisme, que de l’anarchisme individualiste américain contemporain.

Anselme Bellegarrigue (part 2)


Le père fondateur de l’anarchisme individualiste
ABAvec Han Ryner et Georges Palante, Anselme Bellegarrigue peut être considéré comme l’un des pères fondateurs, sinon LE premier, le plus antécédent, des fondateurs de l’anarchisme. Qui, à l’époque, ne contenait pas la dimension gauchiste, syndicaliste, qu’on lui connaît depuis la fin du XIXe siècle. L’anarchie, c’est l’état d’un peuple qui, voulant se gouverner par lui-même, manque de gouvernement précisément parce qu’il n’en veut plus.
Comme il l’écrit :
Qui dit affirmation du peuple, dit liberté individuelle ;
Qui dit liberté individuelle, dit souveraineté de chacun ;
Qui dit souveraineté de chacun, dit égalité ;
Qui dit égalité, dit solidarité ou fraternité ;
Qui dit fraternité, dit ordre social ;
Donc qui dit anarchie, dit ordre social.
Un gouvernement est fondé. C’est une construction sociale, éminemment artificielle, et en rien le fruit d’une évolution naturelle des sociétés. Or, dit Bellegarrigue, à l’instant même où le gouvernement est fondé, il a ses créatures, et, par suite, ses partisans ; et au même moment où il a ses partisans, il a aussi ses adversaires. La guerre civile s’explique donc, selon lui, par un gouvernement qui veut venir qui se trouve face à un gouvernement qui ne veut pas s’en aller. Partisans et adversaires du gouvernement forment les germes d’une guerre civile qui, tôt ou tard, éclatera au sein de la société.
Vous ne pouvez pas éviter la faveur qui fonde le privilège, qui provoque la division, qui crée l’antagonisme, qui détermine la guerre civile.
Tout l’objet du combat de Bellegarrigue consistera donc à convaincre les citoyens de renoncer d’une part à être des partisans, et de l’autre des adversaires du gouvernement. Et par conséquent à les rendre indifférents au gouvernement. C’est ainsi que la paix pourra être établie.
Il ajoute que si l’Etat est une fiction, l’intérêt général, quant à lui, n’existe pas : cette affirmation classique est martelée avec force par Bellegarrigue. La seule vérité naturelle, démontrée à la fois matériellement par le fruit de l’histoire et moralement par l’usage de la raison, c’est le moi.
Mon intérêt est égal à celui de qui que ce soit ; je ne puis devoir que ce qui m’est dû ; on ne peut me rendre qu’en proportion de ce que je donne, mais je ne dois rien à qui ne me donne rien ; donc, je ne dois rien à la raison collective, soit le gouvernement, car le gouvernement ne me donne rien, et il peut d’autant moins me donner qu’il n’a que ce qu’il me prend.
La société est un phénomène naturel, qui est la conséquence inévitable et forcée de l’agrégation des individus. L’intérêt collectif en découle : il est est une déduction providentielle et fatale de l’agrégation des intérêts privés. L’intérêt collectif ne peut donc être complet qu’autant que l’intérêt privé reste entier.
C’est le droit individuel qui pèse sur le droit collectif ; j’ai le même intérêt que la communauté à avoir une route et à respirer l’air sain, toutefois j’abattrais ma forêt et je garderais mon champ si la communauté ne m’indemnisait pas, mais comme son intérêt est de m’indemniser, le mien est de céder, Tel est l’intérêt collectif qui ressort de la nature des choses.
L’intérêt général, au sens de Rousseau, est donc pour lui porteur d’une menace terrible pour toute liberté individuelle. C’est pour l’essentiel par sa capacité de nuisance qu’il le définit :
Lorsque enfin vous appelez intérêt collectif celui que vous invoquez pour m’empêcher de gagner ma vie au grand jour, de la manière qui me plaît le mieux et sous le contrôle de tout le monde, je déclare que je ne vous comprends pas, ou, mieux, que je vous comprends trop.
Tout homme est un égoïste; quiconque cesse de l’être est une chose. La création du monde est datée du jour de ma naissance.

Quand je souffre, quel bien me revient-il des jouissances d’autrui? Quand je jouis, que retirent de mes plaisirs ceux qui souffrent ? Que m’importe ce qui s’est fait avant moi? En quoi suis-je touché par ce qui se fera après moi? Je n’ai à servir ni d’holocauste au respect des générations éteintes, ni d’exemple à la postérité. Je me renferme dans le cercle de mon existence, et le seul problème que j’aie à résoudre, c’est celui de mon bien-être.

Que se passerait-il si, a contrario, je ne suivais pas mon propre intérêt ? Si je faisais preuve d’altruisme et d’abnégation (si je refuse mon moi) ? Du moment que l’abnégation de tous ne peut profiter à tous, elle doit nécessairement profiter à quelques-uns ; ces quelques-uns sont alors les possesseurs de tous, et ce sont probablement ceux-là qui se plaindront de mon égoïsme.

Vous avez cru jusqu’à ce jour qu’il y avait des tyrans ! Eh bien vous vous êtes trompés, il n’y a que des esclaves : là où nul n’obéit, personne ne commande.(…) L’abnégation, c’est l’esclavage, l’avilissement, l’abjection ; c’est le roi, c’est le gouvernement, c’est la tyrannie, c’est la lutte, c’est la guerre civile. L’individualisme, au contraire, c’est l’affranchissement, la grandeur, la noblesse; c’est l’homme, c’est le peuple, c’est la liberté, c’est la fraternité, c’est l’ordre.
Selon Bellegarrigue non seulement il n’y a pas, mais il ne peut pas y avoir de contrat social, d’abord parce que la société n’est pas un artifice, un fait scientifique, une combinaison de la mécanique ; la société est un phénomène providentiel et indestructible ; les hommes sont en société par nature. L’état de nature est déjà l’état de société ; il est donc absurde de vouloir constituer, par un contrat, ce qui est constitué de soi. Il ajoute également :
En second lieu, parce que mon mode d’être social, mon industrie, ma croyance, mes sentiments, mes affections, mes goûts, mes intérêts, mes habitudes échappent à l’appréhensibilité de toute stipulation ; par la raison simple, mais péremptoire, que tout ce que je viens d’énumérer est variable et indéterminé ; parce que mon industrie d’aujourd’hui peut n’être pas mon industrie de demain ; parce que mes croyances, mes sentiments, mes affections, mes goûts, mes intérêts, mes habitudes changent, ou chaque année, ou chaque mois, ou chaque jour, ou plusieurs fois par jour, et qu’il ne me plaît pas de m’engager vis-à- vis de qui que ce soit. (…) Quand bien même tout le peuple français consentirait à vouloir être gouverné dans son instruction, dans son culte, dans son crédit, dans son industrie, dans son art, dans son travail, dans ses affections, dans ses goûts, dans ses habitudes, dans ses mouvements, et jusque dans son alimentation, je déclare qu’en droit, son esclavage volontaire n’engage pas plus ma responsabilité que sa bêtise ne compromet mon intelligence.
Le premier, et de manière aussi claire et sans nuance, Bellegarrigue fait du pouvoir l’ennemi à abattre. Tant dans l’ordre social que dans l’ordre politique. Tous les partis aspirent, par construction, à atteindre le pouvoir, et par conséquent l’essence même du pouvoir est la source de la politique. Or tout pouvoir est l’ennemi du peuple car le pouvoir est toujours le pouvoir, c’est-à-dire le signe irréfragable de l’abdication de la souveraineté des individus. Quiconque a le pouvoir est donc immédiatement dangereux. Les partis, lorsqu’on les dépouille de ce prestige patriotiques dont ils s’environnent pour attraper les sots, n’est tout simplement qu’un assemblage d’ambitieux vulgaires, faisant la chasse aux emplois.

Mais le peuple est berné par le jeu du pouvoir et des élections. Tout change parce que rien ne change, les mêmes causes produisent toujours les mêmes effets.

Comme un gouvernement se trouve, à tort ou à raison, entouré d’un appareil de forces qui lui permet de traquer, de persécuter, d’opprimer ceux qui veulent le dépouiller, le peuple qui, par contrecoup, subit les mesures oppressives provoquées par l’agitation des ambitieux et dont, d’ailleurs, la grande âme s’ouvre aux tribulations des opprimés, suspend ses affaires, marque un point d’arrêt dans la voie progressive qu’il parcourt, s’informe de ce qui se dit, de ce qui se fait, s’échauffe, s’irrite et finalement prête main-forte pour aider au renversement de l’oppresseur. Mais le peuple ne s’étant pas battu pour lui, attendu que le droit n’a pas, pour triompher, besoin de combat, il a vaincu sans profit ; mis au service des ambitieux, son bras a poussé au pouvoir une nouvelle coterie à la place de l’ancienne et bientôt les oppresseurs de la veille, devenant les opprimés, le peuple qui, comme devant, reçoit encore le contrecoup des mesures oppressives provoquées par l’agitation du parti vaincu et dont, comme toujours, la grande âme s’ouvre aux tribulations des victimes, suspend de nouveau ses affaires, et finit par prêter une fois de plus main-forte aux ambitieux.
Mais si, a contrario, le peuple s’occupait exclusivement de ses intérêts matériels, de son commerce, de ses affaires, et s’il couvrait de son indifférence ou même de son mépris cette basse stratégie qu’on appelle la politique, les partis, tout à coup isolés, cesseraient de s’agiter ; le sentiment de leur impuissance glacerait leur audace.
Ils sécheraient sur pied, s’égraineraient peu à peu dans le sein du peuple, s’évanouiraient enfin et le gouvernement qui n’existe que par l’opposition, qui ne s’alimente que des querelles que les partis lui suscitent, qui n’a sa raison d’être que dans les partis, qui, en un mot, ne fait depuis cinquante ans que se défendre et qui, s’il ne se défendait plus, cesserait d’être, le gouvernement, dis- je, pourrirait comme un corps mort; il se dissoudrait de lui-même, et la liberté serait fondée.
Le vote, l’exercice du suffrage universel, n’est pas une garantie, mais est au contraire la cession pure et simple de la souveraineté. Là encore, le sens de la formule de Bellegarrigue fait mouche :
Le peuple a tous les droits imaginables ; je m’attribue, pour ma part, tous les droits, même celui de me brûler la cervelle ou de m’aller jeter dans la rivière ; mais, outre que le droit à ma propre destruction est placé en dehors du calme de la loi naturelle et cesse de s’appeler un droit en devenant une anomalie du droit, un désespoir, cette exaltation anormale que, pour aider le raisonnement, j’appellerai encore un droit, celui-ci ne saurait, dans aucun cas, me donner la faculté de faire partager à mes semblables le sort qu’il me convient personnellement de subir. En est-il ainsi à l’égard du droit de voter ? Non. Dans ce cas, le sort du votant entraîne le sort de celui qui s’abstient. (…) Je ne vois pas, par exemple, comment ni pourquoi les trois millions de Français qui ne votent jamais sont passibles de l’oppression légale ou arbitraire que fait peser sur le pays un gouvernement fabriqué par les sept millions d’électeurs votants. Je ne vois pas, en un mot, comment il arrive qu’un gouvernement que je n’ai pas fait, que je n’aie pas voulu faire, que je ne consentirai jamais à faire, vient me demander obéissance et argent, sous prétexte qu’il y est autorisé par ses auteurs.

L’homme qui se fait élire est mon maître, je suis sa chose ; tous les Français sont sa chose. En mettant son bulletin dans l’urne, l’électeur dit au candidat : «  je vous donne ma liberté sans restriction ni réserve ; je mets à votre disposition, je livre à votre discrétion mon intelligence, mes moyens d’action, mon capital, mes revenus, toute ma fortune ; je vous cède mes droits et ma souveraineté. »

L’électorat consacre et l’aliénation de ce qui est à soi, et l’aliénation de ce qui appartient aux autres. il est évident, dès lors, que le vote est, d’un côté, une duperie, et, de l’autre, une indélicatesse, tranchons le mot, une spoliation.

Bellegarrigue place l’avenir dans la réserve, dans l’abstention et l’inertie civique, et enfin dans l’activité économique, bref dans tout ce qui n’est pas politique. Dans tout ce qui est même la négation de la politique.
Pour être libre, voyez-vous, il n’y a qu’à vouloir. La liberté, que l’on nous a sottement appris à attendre comme un présent des hommes, la liberté est en nous, la liberté c’est nous. Ce n’est ni par fusils, ni par barricades, ni par agitations, ni par fatigues, ni par clubs, ni par scrutins qu’il faut procéder pour l’atteindre, car tout cela n’est que du dévergondage. Or, la liberté est honnête et on ne l’obtient que par la réserve, la sérénité et la décence.