Jacques Rueff, le pourfendeur des faux droits de l’illusion monétaire (2/2)


rueff_pop_artSuite de l’article publié ici

La disparition de l’étalon-or, c’est le désordre par les fausses créances

Rueff met l’accent sur un épisode de l’histoire parfaitement oublié. Le Comité financier de la SDN (Société des Nations), en 1922 à Gênes, avait recommandé l’adoption d’une politique « tendant à l’économie dans l’usage de l’or, par le maintien de réserves sous forme de balances à l’étranger ».

Ce texte peut paraître parfaitement anodin. Il ne l’est pourtant pas du tout et marque l’acte de décès de l’étalon-or (Gold Standard). Antérieurement, en effet, les banques d’émission ne pouvaient compter dans leurs réserves que de l’or ou des créances libellées en monnaie nationale. Désormais, dans ce nouveau régime qu’on appellera ultérieurement l’étalon de change or (Gold Exchange Standard), la SDN autorise les banques d’émission des Etats à garder également, dans leurs actifs, des devises payables en or, c’est-à-dire, des livres sterling et des dollars. Voici ce qu’il nommera plus tard le péché monétaire de l’Occident(4).

Autant dans le système de l’étalon-or, quand les capitaux quittent un pays pour venir dans un autre, ils sortent du premier et y diminuent, de ce fait, les possibilités de crédit (et augmentent les possibilités de crédit lorsqu’ils entrent dans le second), autant dans le système de l’étalon de change or, au contraire, les capitaux peuvent entrer dans un pays sans sortir de celui d’où ils viennent.

Tout ceci prend une ampleur majeure après la Première Guerre mondiale. Les capitaux avaient fui en masse l’Allemagne, la France, l’Angleterre. Mais, à partir de 1924, ils reviennent s’investir en Europe, et notamment en Allemagne. Ce fut un immense reflux de disponibilités.

Dans le système financier ancien, le retour des capitaux aurait suscité un déplacement d’or d’égal montant. Le métal aurait quitté les États-Unis pour venir en Europe, à moins qu’il ne fût resté « earmarked » au profit des nouveaux possesseurs. Dans tous les cas, il aurait été soustrait aux réserves de ceux qui le perdaient.

Dans les système nouveau, rien de pareil. Les capitaux rapatriés entraient dans les réserves des pays auxquels ils étaient destinés, mais comme ceux-ci étaient en régime de gold-exchange-standard, lesdits capitaux ne quittaient pas les États-Unis, parce que les banques qui les recevaient et les entraient dans leur bilan, où ils servaient de base de crédit, les laissaient en dépôt aux États-Unis ou en Angleterre, où ils continuaient à servir de base de crédit.

Ce système a provoqué un véritable dédoublement des monnaies nationales. Par là, il a été générateur d’une immense inflation. Il est vrai que ce doublement des facultés de crédit dans le monde a engendré aussi une très large augmentation du volume du pouvoir d’achat disponible. Il a très directement provoqué le boom de 1928-29. La suite est connue :

Mais le jour où l’incident est survenu et a cristallisé, comme dans une solution sursaturée, les réactions individuelles, il a fallu revenir d’autant plus en arrière, dans la voie de la dépression, qu’on avait été plus avant dans la voie de l’expansion. Et cela a donné le « black friday » du marché de New York.

L’envolée artificielle du pouvoir d’achat, les « fausses créances » engendrées dans l’esprit des consommateurs par l’expansion du crédit, ont causé la perte du système économique. Et pour résoudre ce grand dilemme, pour sortir enfin de la dépression, Rueff envisage deux solutions alternatives.

Il y a d’une part la voie allemande, qui vise à empêcher autoritairement la sortie des capitaux par le contrôle des changes. Le comité de Bâle, dit de « Stand Still », a, en 1931, élaboré à la demande des Etats-Unis une charte d’immobilisation des capitaux à court terme en Allemagne, c’est-à-dire un mécanisme qui permettait d’empêcher, par voie d’autorité, leur sortie d’Allemagne, donc de violer les contrats aux termes desquels ils y étaient entrés. Voici quelle est l’origine de l’apparition d’un système économique entièrement nouveau, qui allait permettre la pratique d’une politique d’inflation interne sans dépréciation de la monnaie : le contrôle des changes. C’est ainsi que lorsque Hitler prit le pouvoir, il trouva tout monté (par les Américains et les autres Occidentaux) le système qui devait lui permettre d’exister et de durer. Et ses conséquences furent tragiques : Hitler voulait armer l’Allemagne le plus vite possible et, pour cela, dépenser sans limite. Comme l’écrit Rueff :

Dans le système antérieur, il n’aurait pu y réussir, car l’inflation aurait provoqué la dépréciation de la monnaie allemande et le peuple allemand n’aurait pas toléré une nouvelle inflation galopante. Mais le nouveau système, en permettant l’immobilisation du pouvoir d’achat nouvellement créé à l’intérieur des frontières, évitait les conséquences ostensibles du déficit budgétaire et, en particulier, la hausse des changes étrangers qui, normalement, en eût été la conséquence.

Hitler dépensait et il constatait que la dépense sans recette faisait hausser les prix. C’était là schéma classique de l’inflation.  Mais la hausse des prix fut interdite par le pouvoir politique, sous la menace des pires sanctions, jusqu’à la peine de mort. Et c’est ainsi que s’est trouvé établi, presque spontanément, le régime de stabilisation autoritaire des prix. Couplé au rationnement généralisé de la demande, ce système est à court terme d’une redoutable efficacité.

L’inflation réprimée permet de dépenser sans compter, de donner des salaires élevés, de construire, en bref, de distribuer du pouvoir d’achat sans se préoccuper de la valeur des biens susceptibles de le remplir, pour que, par la pratique du rationnement généralisé, on limite la dépense, nonobstant le volume des pouvoirs d’achats individuels, à la valeur des richesses offertes sur le marché.

Ce système accumule d’immenses réserves de pouvoir d’achat, maintenues hors marché par les mesures de rationnement. Ceci a perduré jusqu’en juin 1948, où, en RFA, une réforme monétaire a annulé, par voie d’autorité, 90% du pouvoir d’achat inutilisé afin de repartir sur des bases saines.

L’autre solution, c’est la voie anglaise. Dans les années 1930, les événements financiers d’Allemagne ont naturellement affecté la monnaie anglaise. Beaucoup des capitaux bloqués en Allemagne provenaient d’Angleterre. Les banques anglaises, qui comptaient sur ces actifs pour assurer leur liquidité, se trouvaient, du fait de l’immobilisation de leurs créances, dans une situation dangereuse. Les capitaux ont commencé à quitter l’Angleterre et celle-ci a constaté que ses réserves devenaient insuffisantes pour maintenir la convertibilité de la livre sterling.

Quelle a été la réponse de l’Angleterre ? Malgré son désir, elle n’a pas pu maintenir le cours de la livre. Elle a accepté la dépréciation de sa monnaie, plutôt que d’imposer les contrôles caractéristiques de la politique hitlérienne. Comme l’écrit Rueff :

Certes l’Angleterre aurait pu, comme l’Allemagne, maintenir le niveau de sa monnaie par un système d’inflation réprimée. Mais elle aurait dû, à cette fin, sacrifier la liberté des Anglais, comme Hitler a sacrifié celle des Allemands, et violer les contrats souscrits à l’égard des créanciers en livres sterling. Mais l’Angleterre a accepté les réalités. Puisque la situation impliquait une dépréciation de la livre, elle a consenti cette dépréciation et, en le faisant, elle a sauvé la liberté.

Rueff s’interroge alors sur la meilleure manière de juguler l’inflation qui sévit en France après-guerre. D’où vient-elle ? Quelle est sa nature et sa composition ? Voici les questions fondamentales auxquelles Rueff entend répondre.

Quand on a laissé se créer un état inflationniste, aucune force humaine ne peut en éviter les conséquences. On les a, ou apparentes, et c’est la dépréciation monétaire, ou dissimulées, et c’est l’inflation réprimée. Mais, dans tous les cas, elles sont là, avec les désordres qui y sont toujours associés. Si l’on refuse ces désordres, il n’est qu’un moyen, c’est de parer à la cause qui les suscite et cette cause, cette cause unique, est toujours le déficit(5).

Comme il l’écrit :

Le déficit, c’est la dépense sans recette, c’est-à-dire la volonté de demander sans offrir, pour l’État sans prendre, donc, dans tous les cas, d’obtenir gratuitement. C’est le déficit qui impose le choix entre la voie allemande et la voie anglaise. Si l’on ne veut ni de l’une, ni de l’autre, si on désiré l’ordre et la stabilité, il n’est qu’une solution : parer à la cause du désordre en rétablissant un équilibre acceptable entre le volume global du pouvoir d’achat et la valeur globale des richesses offertes pour le remplir.

Le déficit, et donc l’inflation, ne sont pas des phénomènes marginaux. Ils interviennent toutes les fois, et elles sont nombreuses, qu’il y a des agents économiques qui réussissent à dépenser plus qu’ils n’encaissent. Et cette situation soi-disant privilégiée est en réalité à la portée de tout le monde. Si une ménagère fait ses courses elle ne pourra acheter qu’à la hauteur de son encaisse (son porte-monnaie). Excepté si elle encontre en chemin un banquier, qui lui offre un crédit tel qu’elle peut acheter ce dont elle a besoin sans consommer son encaisse. La demande globale, c’est donc la valeur des offres + la différence entre la variation du montant global des encaisses effectives (le porte-monnaie) et du montant global des encaisses désirées (le crédit du banquier). Là encore, si nous lisons Rueff :

Ceci montre que la demande globale est égale à la valeur globale des offres, c’est-à-dire qu’il ne peut y avoir d’inflation, tant que la quantité de monnaie en circulation varie comme le montant global des encaisses désirées.

Autrement dit, tant que l’augmentation de la quantité de monnaie de monnaie en circulation est désirée, elle n’a aucune action sur les prix. Il n’y a pas inflation tant que la quantité de monnaie en circulation répond à un besoin d’encaisse.

Au contraire, l’émission de suppléments de monnaie engendre un phénomène inflationniste si elle a lieu sans que les personnes qui reçoivent les encaisses supplémentaires désirent les garder dans leurs tiroirs-caisses ou dans leurs portefeuilles, c’est-à-dire lorsque ces suppléments de monnaie, n’étant pas désirés, suscitent une demande excédentaire, qui alors agit sur les prix.

Il est ainsi certes possible d’agir sur la demande globale (c’est l’objet de la politique économique). Mais il est plus pertinent d’agir sur différence entre le volume global de la monnaie en circulation et le volume global des encaisses désirées (c’est la politique monétaire). Pourquoi ? Parce que désormais, dit Rueff, de nombreux revenus sont fixés a priori, indépendamment des recettes qui sont normalement nécessaires à leur versement. Il s’agit en premier lieu des dépenses de l’Etat (les traitements des fonctionnaires, mais pas seulement), qui sont fixés par décret et au gré des exigences syndicales. Il s’agit aussi des salaires des entreprises privées, fixés indirectement par référence au salaire minimum. Il s’agit enfin des investissements, perçus comme disposant d’une dynamique endogène par le multiplicateur keynésien, et non comme le fruit d’une épargne préalable.

L’objet de la politique monétaire au sens de Rueff, ce sera donc d’interdire très clairement l’escompte de fausses créances. Elle a pour principe le refus de toute création de monnaie qui n’a pas pour contrepartie l’offre de richesses d’égale valeur.

Un espace constructiviste

Rueff ne nie pourtant pas du tout toute intervention et tout effet de levier de l’Etat dans l’économie. Il définit en effet le gouvernement comme « l’art de modifier, par voie de contrainte, la destination donnée à certaines richesses, en substituant des fins collectives, sociales ou morales, aux fins individuelles ». Ceci fait donc indéniablement de lui un libéral pour le moins hétérodoxe, situé très loin de l’école manchestérienne et encore plus loin de l’école minarchiste française, une sorte de libéral « constructiviste ».

Pour Rueff en effet, la liberté n’est pas spontanée. Elle peut engendrer des abus contre lesquels non seulement le mécanisme des prix ne peut rien, mais encore qui risquent de faire disparaître le mécanisme lui-même. Si Jacques Rueff n’est pas un planiste(6), il ne rechigne pas à l’existence d’un espace dans lequel un plan gouvernemental éclairé pourrait s’exercer. Trois domaines sont en particulier évoqués par Rueff :

  • la sauvegarde du marché et du mécanisme des prix contre les associations de toute espèce, par une structure juridique fondée sur le droit de propriété

  • la lutte contre les cartels et le soutien aux politique anti-trust, et à toutes les initiatives qui tendent à contraindre les entreprises à respecter le libre jeu du mécanisme du marché

  • et enfin la transparence imposée aux entreprises, pour rendre impossible le mensonge et par conséquent l’altération des informations véhiculées sur le marché par les prix.

Ces singularités caractéristiques de l’œuvre de Jacques Rueff suffisent aisément à comprendre son isolement relatif tant dans la pensée économique générale, que parmi l’école libérale classique. Quand cela n’est pas un prétexte à toute forme d’incompréhension, d’ostracisme ou de déconsidération. Puisse cet article contribuer à rétablir quelque peu la complexité et la réalité du personnage, et à lui redonner la place qu’il mérite parmi les penseurs de notre temps.

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5 : Rueff emploie le mot déficit dans son sens continental, qui vise un excès de dépenses sur le total des ressources d’impôt et d’emprunt propres à en assurer le financement et non dans le sens anglo-saxon, qui n’évoque qu’un excès de dépenses sur les recettes fiscales, donc un besoin d’emprunt propre à être financé par le marché.

6 : A la différence de ses collègues polytechniciens d’X-Crise, qui eux s’inspirent explicitement de la doctrine d’Henri de Man.

Jacques Rueff, le pourfendeur des faux droits de l’illusion monétaire (1/2)


rueff_pop_artJacques Rueff fait figure de point d’ancrage parmi les libéraux. Dotée en premier lieu d’une relative reconnaissance dans l’esprit du grand public, pour l’essentiel grâce aux bien connus plans « Pinay-Rueff » puis « Armand-Rueff », ensuite d’une présence à certains moments charnières du libéralisme du XXe siècle (le colloque Walter Lippmann, la fondation de la Société du Mont-Pèlerin), et enfin pourfendeur de Keynes (à l’occasion d’une polémique avec Tobin et de deux articles publiés dans Le Monde en février 1976 et restés célèbres), il réunit a priori toutes les conditions pour être une icône libérale. 

Les choses ne sont sans doute pas si simples, et Georges Lane a entièrement raison, dans une conférence désormais célèbre prononcée en 1996 à l’Institut Euro92, d’en faire certes un libéral perdu chez les planistes, mais aussi un « libéral perdu », un libéral d’un genre particulier, hétérodoxe, qui conteste le caractère spontané de l’ordre social et est favorable à une certaine et large intervention de l’Etat dans l’économie.

Après une rapide biographie de l’auteur, le présent article vise à éclairer les différents points de sa pensée, toute entière articulée autour de deux idées complémentaires, deux illustrations des méfaits de l’intervention de l’Etat dans l’économie : d’une part, l’émergence de faux droits qui résultent de l’absence de liberté du marché des prix, et d’autre part celui des fausses créances qui provient de l’abandon de l’étalon-or.

Né en 1896, et mort en 1978, Jacques Rueff est un Polytechnicien. Ceci est un élément fondamental, tant les X de son époque ont influé l’avènement en France de l’interventionnisme économique. Hayek, en particulier, fait non sans raison de cette école « la source de l’orgueil scientiste(1) ». Le groupe X-Crise, composé d’experts devenus en partie célèbres (Louis Vallon, Jules Moch, …) et créé en 1931, cherche à trouver une troisième voie entre un libéralisme perçu comme en faillite et une économie bureaucratique à la soviétique. C’est enfin à l’Ecole Polytechnique que Rueff prononcera son allocution la plus célèbre, en 1934, intitulée « pourquoi, malgré tout, je reste libéral ». Voici quelle fut son entrée, pour le moins fracassante, auprès de ses pairs :

On m’a raconté qu’aux Etats-Unis, dans certains Etats du Sud, Il existe des sectes nègres qui pratiquent la confession publique. Lorsqu’un membre de la communauté a commis un grand péché, les anciens lui imposent l’aveu de ses fautes devant le peuple assemblé. Eh bien, mes chers camarades, je me sens un peu comme le pauvre nègre. Depuis que votre groupe existe, j’en ai observé la croissance avec le plus vif intérêt et je crois bien ne pas me tromper en affirmant qu’elle ne s’est pas effectuée dans un sens purement libéral. Si telle elle était, elle serait d’ailleurs une exception dans notre pays comme dans tous les pays du monde. Je me sens donc parmi vous en état de singularité, et je vous prie de croire que je n’en éprouve nul plaisir, car ce n’est pas un mol oreiller que le non-conformisme. Aussi quand votre Bureau m’a fait le grand honneur et le très grand plaisir de m’inviter prendre la parole parmi vous, de cette tribune à laquelle tant de précieux souvenirs sont attachés, aussitôt ai-je pensé que vous étiez précisément l’auditoire que je cherchais. À vous tous qui avez la même formation que moi donc qui jugez de la même façon que moi, je viens avouer mon péché qui est d’être resté libéral dans un monde qui cessait de l’être. Je viens vous en dire les raisons et vous demander de les apprécier, et tout à l’heure, vous me direz, je l’espère, Si je suis fou ou Si c’est le reste du monde qui a perdu l’esprit.

Chargé de mission auprès de Raymond Poincaré dans les années 1920, Rueff devient rapidement ministre des Finances, sous-gouverneur de la Banque de France, attaché financier à l’ambassade de France à Londres puis directeur du Mouvement général des fonds.

En août 1938, il participe à Paris au célèbre colloque Walter Lippmann, qui rassemble les libéraux du monde entier, des plus modérés (Aron, Rougier, Röpke) aux plus affirmés (Mises, en particulier, qui y tient un rôle majeur). C’est toutefois après-guerre qu’il accèdera véritablement à une notoriété publique, après quelques années passées en qualité de juge de la CECA (Communauté européenne du charbon et de l’acier, ancêtre en quelque sorte de la CJCE). Il préside en 1958 un comité d’experts diligenté par Charles de Gaulle, alors président du Conseil, et qui aura pour effet d’assainir la politique monétaire de la France. Antoine Pinay mettra en œuvre ce plan, fait d’un retour à la convertibilité du franc et d’un assouplissement du contrôle des changes. Deux ans plus tard, en collaboration avec Louis Armand, il mettra au point une série de recommandations (il serait plus exact de parler de « rapport » Armand-Rueff que de « plan ») visant à accompagner l’entrée de la France dans le Marché commun par une très nette ouverture des marchés hexagonaux à la concurrence.

Avant de décrire plus avant la pensée de Rueff, il est nécessaire de poser ici quelques balises sur les aspects fondamentaux de celle-ci. L’ouvrage qu’il publie en 1945, L’Ordre social, ainsi que trois autres, assez méconnus(2), servent ici de fil conducteur.

En premier lieu, et à l’opposé de la conception hayékienne issue de Ferguson, Rueff considère que l’ordre social n’est jamais spontané. Que l’état de nature, dans une société d’hommes livrés à eux-mêmes, « serait une société de sauvages où le fort s’approprierait le faible et où chacun déterminerait par la force le domaine de la souveraineté(3) ».

Il en résulte que les hommes ont dû, très tôt, trouver un moyen artificiel plus que naturel pour créer et imposer un état de paix, ou du moins un état de pacification perpétuelle. Comme Locke avant lui, Rueff trouve dans la création du concept de la propriété, et dans le respect des droits de propriété, la source de la paix sociale. L’institution du droit de propriété, comme Georges Lane l’explique très bien dans l’article précité, a pour conséquence immédiate et nécessaire l’établissement de marchés, car si on ne peut pas prendre les biens d’autrui par la violence, on ne peut les acquérir qu’avec le consentement de celui qui les détient, et donc que par l’échange.

Mais le marché a besoin pour fonctionner de deux conditions complémentaires. Il faut d’une part que le système des prix soit fidèle et non perturbé. Il faut donc laisser libre le jeu et le mécanisme de fixation des prix. Il faut d’autre part que le substrat des prix, qui ne sont que des informations abstraites, à savoir le capital contenu dans la monnaie, soit stable. Ce qui signifie que le système monétaire doit bénéficier d’une attention tout particulière. Et il peut, selon Rueff, aussi bien être automatiquement régulé (comme le diront tant Mises que Friedman), qu’administré de manière éclairée.

Ce dernier point permet de cerner une dimension tout à fait particulière de la pensée de Rueff, qui fait de lui un homme de son temps, baigné dans la France collectiviste de l’époque, qui naviguait entre les eaux troubles des sirènes keynésiennes auxquelles la plupart des libéraux français ont cédé, Aron en particulier, et les eaux profondes du marxisme le plus obscurantiste.

Rueff ne s’oppose pas du tout à l’intervention de l’Etat, il la défend même. Il considère que le gouvernement peut changer en fin collective, par la contrainte, la fin individuelle que chaque agent économique assigne à chaque richesse qu’il produit. Et qu’il y a par conséquent de nombreuses formes d’intervention de l’Etat dans l’économie qui sont compatibles avec le libre mécanisme des prix. Nous y reviendrons en conclusion du présent article.

Avant cela, voyons en premier lieu comment pour Rueff l’absence de liberté des prix crée une première forme de désordre, l’illusion des « faux droits ». Nous verrons ensuite comment, par ailleurs, la disparition du régime monétaire vertueux que constituait l’étalon-or, engendre une second forme de désordre, l’illusion des « fausses créances ». Y mettre fin est une nécessité, mais cela ne signifie pas pour autant, chez Rueff, l’absence de toute forme d’interventionnisme étatique, bien au contraire.

L’absence de liberté des prix, c’est le désordre par les faux droits

Rueff explique que la souveraineté gouvernementale ne peut naître que du prélèvement sur les souverainetés individuelles. C’est par la fixation autoritaire des prix que l’Etat donne sans prendre et obtient sans demander. Partout et toujours, les mêmes causes produisent les mêmes conséquences. En instaurant un prix administré, ou encore un régime de prix minimum, on crée artificiellement un déséquilibre entre l’offre et la demande, un excès d’offre par rapport à la demande. Ceci constitue non seulement une forme d’enrichissement sans cause pour les offreurs du bien considéré, mais aussi leur confère des droits artificiels, usurpés, issus de la spoliation du reste de la population. Dans L’Ordre social, Rueff prend ainsi l’exemple du prix du blé :

C’est ainsi qu’en établissant pour le blé un régime de prix minimum, la loi du 15 Août 1936 a permis de porter le prix du blé en France à un niveau sensiblement supérieur à celui qu’eût assuré l’équilibre du marché. Il n’est pas impossible qu’une police efficace réussisse à faire respecter le prix légal. Celui-ci sera alors, effectivement, le prix du marché; le prix d’équilibre ne sera plus qu’un prix virtuel, auquel le marché ne se trouverait ramené que si la loi fixant le prix minimum était abrogé. Mais pour virtuel qu’il soit, tant que la désirabilité du produit et l’indésirabilité de sa production ne se modifient pas, les courbes d’offre et de demande en fonction du prix – donc le prix d’équilibre – ne se modifient pas.

Toute fixation du prix légal à un niveau supérieur au prix d’équilibre entraîne inévitablement, tant qu’elle n’est pas accompagnée de mesures augmentant la demande ou diminuant l’offre, un excédent des offres sur les demandes. Le blé correspondant à ces offres en excédent ne trouvera pas preneur. Malgré le désir de ses détenteurs et leur droit de le vendre au prix taxé, il sera invendable; les droits qui le « contiennent »  » ne vaudront aucune faculté de disposition à leur titulaire, ils seront de faux droits. L’attribution de ces faux droits est, il est vrai, indéterminée. Ils seront ceux des offreurs qui n’auront pas eu la chance de capter l’une des trop rares demandes formulées sur le marché. Les agriculteurs qui, en France, vers la fin de 1936, offraient vainement leur blé au prix légal, ont éprouvé directement, dans leurs facultés d’achat, la réalité et l’inexorabilité du mécanisme des prix.

Mais les usurpateurs sont tôt ou tard comme l’arroseur arrosé. Comme la demande est insuffisante pour répondre à cet excès d’offre, les offreurs vont devoir proposer divers avantages (abattements occultes sur le prix légal, avantages divers, corruption, …) pour écouler leur excès d’offre. Et ceci est source de désordres sociaux incontestables selon Rueff :

La règle fondamentale des ordres sociaux, règle qui place chaque richesse dans la position que souhaitent pour elles les personnes qui ont juridiquement qualité pour la mouvoir, n’est plus respectée. Bien plus, elle est expressément violée pour toutes les richesses offertes et non demandées. Or, l’existence d’un excédent d’offres ne peut pas ne pas susciter concurrence entre les offreurs craignant de ne pas trouver contrepartie. Ils chercheront à capter une part de l’insuffisante demande par divers sacrifices: abattements occultes sur le prix légal, octroi d’avantages accessoires, corruption des acheteurs… Ainsi, par tous leurs caractères, qu’ils soient obéis ou violés, les régimes à faux droits sont des désordres sociaux.

Pour éviter la déroute des offreurs, l’Etat doit intervenir à nouveau. La seule solution viable ici, c’est que la banque centrale achète, en les monétisant, les faux droits dont bénéficient les usurpateurs.

Les hautes autorités administratives ont dû entendre les plaintes des producteurs de blé invendable. Pour y parer sans renoncer à la valorisation du produit, elles ont adopté la seule solution logique: acheter tous les stocks offerts et non demandés au prix légal. Ainsi, le prix du marché ne pouvait être inférieur au prix auquel le Gouvernement « prenait » les excédents. Tout droit « rempli » de blé, pouvant toujours être « vidé » de son contenu, devenait un vrai droit. Tel est le principe de la solution que l’Office du Blé a mise en œuvre en chargeant, non le Gouvernement directement, mais un service public interposé, d’acheter (ou de faire acheter par les coopératives agricoles) les quantités de blé qui ne trouvaient pas preneur au prix légal.

Cette solution est générale. L’indemnité de chômage, par exemple, n’est que l’achat, partiel il est vrai, de services offerts et non demandés au prix légal. Comme l’Office du Blé, le Trésor reçoit mission de racheter toute créance échue et non renouvelée, qu’il ait ou non dans le produit des impôts le moyen d’opérer ce rachat. Pour lui épargner l’insolvabilité, il n’est qu’une solution : obliger la Banque d’émission à acheter, pour les monétiser, les fausses créances in désirées. Et pour que la Banque échappe à l’absorption de son capital, l’Etat lui accorde le privilège de l’inconvertibilité.

L’inflation en est la conséquence logique et pernicieuse. Elle est le fruit pourri du désordre causé par les faux droits issus des prix artificiels.

Par l’éligibilité à l’escompte des fausses créances, l’inconvertibilité de la monnaie et le cours forcé, l’Etat est assuré de pouvoir indéfiniment échanger de fausses créances, pour la valeur nominale qu’il lui plaît de leur attribuer, contre les vraies richesses qu’il souhaite acheter. Mais le volume des droits à remplir l’emportant sur le volume des droits vidés sur le marché, le niveau général des prix augmentera, dans la mesure nécessaire pour porter la valeur globale des richesses offertes sur le marché au niveau des droits destinés à les contenir.

Amenuisement des réserves métalliques en régime de convertibilité, diminution du portefeuille commercial puis hausse des prix en régime d’inconvertibilité, traduiront la résistance des réalités au mensonge que les hommes ont commis en créant de toutes pièces des droits vides de substance, en attribuant du pouvoir d’achat sans contrepartie de richesses à acheter.

La disparition de l’étalon-or, c’est le désordre par les fausses créances

Rueff met l’accent sur un épisode de l’histoire parfaitement oublié. Le Comité financier de la SDN (Société des Nations), en 1922 à Gênes, avait recommandé l’adoption d’une politique « tendant à l’économie dans l’usage de l’or, par le maintien de réserves sous forme de balances à l’étranger ».

Ce texte peut paraître parfaitement anodin. Il ne l’est pourtant pas du tout et marque l’acte de décès de l’étalon-or (Gold Standard). Antérieurement, en effet, les banques d’émission ne pouvaient compter dans leurs réserves que de l’or ou des créances libellées en monnaie nationale. Désormais, dans ce nouveau régime qu’on appellera ultérieurement l’étalon de change or (Gold Exchange Standard), la SDN autorise les banques d’émission des Etats à garder également, dans leurs actifs, des devises payables en or, c’est-à-dire, des livres sterling et des dollars.  Voici ce qu’il nommera plus tard le péché monétaire de l’Occident(4).

(To Be Continued…)

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1 : Chapitre 11 de The Counter-Revolution of Science, Liberty Fund, 1952

2 : Les Dieux et les Rois, 1967 ; La Montée de l’ordre dans l’univers (1968) et La Création du monde, une comédie-ballet de 1974.

3 : Jacques Rueff, L’Ordre social, 1945, Librairie de Médicis, p. 78.

4 : Jacques Rueff, Le Péché monétaire de l’Occident, Plon, 1971.