Tocqueville et Marx


Henri Mendras, dans la première édition de ses Eléments de sociologie, met Marx et Tocqueville sur un pied d’égalité et reconnaît pleinement la place de Tocqueville dans les grands maîtres de la sociologie. Raymond Aron, dans son Essai sur les libertés paru deux ans plus tôt, consacre un passage à l’analyse comparée de ces deux penseurs. Revenons un peu sur ces développements. 

Dans la majorité des cas, Tocqueville désigne par le terme de démocratie un état de la société et non une forme de gouvernement. La démocratie s’oppose à l’aristocratie. Dans le monde de l’industrie, il y a certes des riches, mais la classe des riches n’existe pas. Car ces riches n’ont pas d’esprit ni d’objets communs, de traditions ni d’espérances communes. Il y a donc des membres, mais pas de corps. Au demeurant, richesse et pouvoir tendent à se dissocier. Le travail devient l’activité honorable, normale, de tous et de chacun. Les artistocrates méprisent le travail en vue d’un profit. Dans les sociétés démocratiques, les deux idées de travail et de gain ne se séparent plus. Tocqueville n’en reste pas moins conscient de l’écart entre la définition de la démocratie comme un état de la société et la définition traditionnelle de la démocratie, comme d’un type de régime.

Contre l’abus du terme démocratie par les porte-parole d’un régime despotique, Tocqueville rappelle que la société à laquelle aspiraient les constituants aurait été libre en même temps que démocratique, « non une société militaire mais une société civile ». Mais si, même despotiques, les sociétés modernes conservent certains traits démocratiques, l’inspiration profonde de la Révolution française comme de la société américaine tend à joindre démocratie et libéralisme, égalité et liberté. C’est ainsi que la liberté moderne apporte à chaque homme naissant « un droit égal et imprescriptible à vivre indépendant de ses semblables, en tout ce qui n’a rapport qu’à lui-même, et à régler comme il l’entend sa propre destinée » (1) Par conséquent cette liberté est négative (elle a pour expression l’indépendance, le choix par chacun de sa destinée), indéterminée (il reste à savoir jusqu’où va ce qui, pour chacun, n’a rapport qu’à lui-même), mais aussi positive (liberté-indépendance, freedom to par opposition à freedom from). Cette liberté-indépendance, celle que Montesquieu aurait appelée sécurité ou absence d’arbitraire, ne s’accomplit authentiquement que dans la liberté proprement politique, c’est-à-dire la participation des citoyens à l’administration des affaires locales et à la gestion de la chose publique.

Il est vrai qu’il existe aussi une liberté-privilège, celle des aristocrates de l’Ancien Régime. Elle suscita des génies fiers et audacieux, mais elle était en elle-même « déréglée et malsaine, elle préparait les Français à renverser le despotisme, mais elle les rendait moins propres qu’aucun autre peuple, peut-être, à fonder à sa place l’empire paisible et libre des lois ». Tout au contraire, en Amérique, les institutions libres sont nées avec la société elle-même et elles eurent pour fondement non l’esprit de privilège et d’orgueil aristocratique, mais l’esprit religieux. Soumis aux lois, le citoyen obéit à un pouvoir qu’il respecte, quel qu’en soit le détenteur provisoire. Obéissant par opportunisme à un régime sans légitimité, le citoyen se dégrade en sujet. Ou encore, comme nous dirions aujourd’hui, il est consommateur, inquiet pour son bien-être, non citoyen, soucieux et responsable de la chose publique. L’obéissance devient servitude dès lors que le pouvoir, illégitime et méprisé, ne conserve d’autre principe (2), que la peur ou le conformisme.

Ainsi se dégage la théorie de la démocratie libérale, à bien des égards différente de la République antique, que Montesquieu avait prise pour modèle de la démocratie. Le travail, le commerce, l’industrie, le désir de gain et de bien-être, la poursuite du bonheur ne contredisent plus le principe de la démocratie. « Les Américains ne forment pas un peuple vertueux, et cependant ils sont libres. Ceci ne prouve pas absolument que la vertu, comme le pensait Montesquieu, n’est pas essentielle à l’existence de la République. Il ne faut pas prendre l’idée de Montesquieu dans un sens étroit. Ce qu’a voulu dire ce grand homme, c’est que les Républiques ne pouvaient subsister que par l’action de la société sur elle-même. Ce qu’il entend par vertu, c’est le pouvoir moral qu’exerce chaque individu sur lui-même et qui l’empêche de violer le droit des autres. Quand le triomphe de l’homme sur les tentations est le résultat de la faiblesse de la tentation et d’un calcul d’intérêt personnel, il ne constitue pas la vertu aux yeux du moraliste ; mais il rentre dans l’idée de Montesquieu qui parlait de l’effet bien plus que de sa cause. En Amérique, ce n’est pas la vertu qui est grande, c’est la tentation qui est petite, ce qui revient au même. Ce n’est pas le désintéressement qui est grand, c’est l’intérêt qui est bien entendu, ce qui revient encore presque au même. Montesquieu avait donc raison quoiqu’il parlât de la vertu antique et ce qu’il dit des Grecs et des Romains s’applique aux Américains ». (3)

Ce faisant, Tocqueville présente une triple originalité. En premier lieu, il définit la société moderne non par l’industrie à la manière de Comte, non par le capitalisme à la manière de Marx, mais par l’égalité des conditions, c’est-à-dire par la démocratie au sens social du terme. Ensuite, il adopte à l’égard de l’histoire et de l’avenir une perspective probabiliste. Il n’annonce pas un mouvement irrésistible vers un régime, positiviste ou socialiste. Il n’y a pas détermination adéquate, pour parler comme Max Weber, du régime politique par l’état démocratique de la société. Enfin, il se refuse à subordonner la politique à l’économie, à prophétiser à la manière des saint-simoniens que l’administration des choses remplacera le gouvernement des personnes, ou bien, à la manière de Marx, à confondre la classe socialement privilégiée avec la classe politiquement dirigeante. Pour Tocqueville, c’est l’Ancien régime plutôt que la société moderne qui apparaît divisé en classes. La société de bien être, de classe moyenne connaît à coup sûr une stratification : est-elle divisée en classes comme semblait l’être la société capitaliste que Marx observait au début du siècle dernier et dans laquelle les inégalités de fonctions économiques et de revenus reproduisaient, en les accentuant, les discriminations des antiques états ?

Ce qui frappe d’emblée dans la pensée de Marx, c’est l’éclatant démenti que l’histoire lui a opposé, dans la mesure où elle niait l’influence des idées. Marx part de l’idée de démocratie : elle est, « à un certain point de vue, à toutes les autres formes politiques comme le christianisme à toutes les autres religions. Le christianisme est l’essence de la religion, l’homme déifié sous forme de religion particulière. De même la démocratie est l’essence de toute constitution politique, l’homme socialisé, comme constitution politique particulière ». La démocratie, selon Marx, révèle la vérité secrète, l’énigme résolue de toutes les constitutions parce que le peuple est l’origine, le créateur de toutes les superstructures politiques et que l’homme n’arrive à la vérité de lui-même qu’en se reconnaissant maître et possesseur de toutes les institutions dans lesquelles il s’est, à travers les siècles, aliéné. L’homme de la société civile ne sort pas de sa particularité. Citoyen, il participe à l’universalité de l’Etat, mais cette particularité demeure en marge de la vie privée, concrète du travailleur. Ainsi la dualité du privé et du public, comme la dualité du profane et du sacré, ont pour origine le non-accomplissement par l’homme de son humanité. Une révolution purement politique, qui ne modifie pas l’infrastructure sociale, ne permet pas à l’homme de s’accomplir, puisqu’elle ne libère pas l’homme véritable. La société civile des travailleurs ne pourra se réconcilier avec le ciel de la politique aussi longtemps qu’elle sera abandonnée à l’arbitraire des désirs, à l’anarchie des égoïsmes, à la luttre de tous contre tous. De même, la dualité du profane et du sacré, de la société et de la religion durera aussi longtemps que l’homme, faute de réaliser son essence, la projettera dans un transcendant illusoire. Libérer l’homme de l’illusion religieuse, libérer l’homme de la séparation entre le travailleur et le citoyen, cette double libération est impossible aussi longtemps que l' »arme de la critique » et la « critique des armes » n’iront pas jusqu’aux racines, c’est-à-dire jusqu’à l’économie. C’est la raison pour laquelle la révolution de Marx est une révolution économique et sociale. Comme il le dit lui-même : « Le communisme se différencie de tous les mouvements passés en ce qu’il bouleverse la base de toutes les anciennes conditions de production et de commerce et, pour la première fois, traite sciemment toutes les présuppositions naturelles comme des créations des hommes passés, les dépouille de leur caractère naturel et les soumet à la puissance des individus unis. » (4) Ce qui est inédit, ce n’est pas tant l’idée d’un bouleversement des conditions économiques, du mode de la production et des échanges que le refus de tenir aucune des données de l’ordre social comme une fatalité, échappant à la maîtrise des hommes. C’est par l’orgueil prométhéen, par la confiance dans la capacité des hommes unis de devenir maîtres de la nature et maîtres de la société que l’inspiration marxiste diffère en essence de l’inspiration libérale. Au point de départ, Marx ne veut pas revenir sur les conquètes de la Révolution française, il veut les achever. Mais concrètement, que signifie l’insertion de l’idéal démocratique dans la société civile ou, en termes plus compréhensibles, comment le travailleur pourrait-il atteindre à une liberté comparable à la liberté formelle du citoyen ? Une première interprétation, banale, avance que le travailleur est privé de liberté parce qu’il obéit à un entrepreneur, asservi au marché. En ce cas, c’est par la suppression de la propriété privée des instruments de production que la société civile sera « démocratisée », soumise à la volonté des producteurs associés. Selon une deuxième interprétation, la condition première de la libération, c’est le développement des forces de production, la mise à la disposition de chacun des ressources nécessaires à une existence décente, enfin la diminution de la durée du travail. Un texte fameux du tome III du Capital rappelle que le travail sera toujours le domaine de la nécessité. C’est en dehors, au-delà du travail que commence le règne de la liberté.

Ces deux interprétations méconnaissent certains éléments essentiels de la pensée de Marx. Par quelles institutions de fait société civile et société politique, activité économique et activité politique pourraient-elles être confondues ? Le jour où le travailleur est directement au service de la collectivité et non plus au service d’un possesseur de moyens de production, il devient citoyen à la manière du fonctionnaire. Si l’on entend par liberté la marge de choix et d’autonomie réservée à l’individu, ce que Marx nomme émancipation se dégrade en servitude.

La classification marxiste des régimes économiques se fonde sur un critère unique, à ses yeux décisifs : la relation entre les hommes au travail, déterminant la mode de prélèvement et de répartition de la plus-value. L’exploitation s’achève en se camouflant, pour ainsi dire : le salaire ne représente que l’équivalent des marchandises nécessaires à la vie du travailleur et de sa famille. Le reste – c’est-à-dire la plus-value – appartient au détenteur des moyens de production.

Ainsi, en apparence, Tocqueville laissait aux hommes la responsabilité du choix, à l’intérieur d’un monde démocratique, entre la liberté et le despotisme, cependant que Marx les condamnait soit à subir passivement la dialectique soit à tenter vainement de s’y opposer soit, enfin, à en accélérer le déroulement.

En réalité, le dialogue des deux hommes est inverse de ce qu’il apparaît. Marx a invoqué un déterminisme historique non comme un alibi à une lâche résignation mais comme une justification et une dissimulation à la fois d’une volonté proprement démiurgique. Aussi quand Lénine et les bolchevicks firent confiance au parti pour se substituer à la dialectique, ils trahirent à coup sûr la doctrine marxiste, mais ils en retrouvèrent un élément originel et vital : la foi dans la capacité des hommes unis de liquider les survivances des siècles écoulés et d’édifier souverainement, à partir de fondements nouveaux, un ordre social.

La relation Tocqueville-Marx est à bien des égards symétrique : l’un, par conservatisme social, s’est fait, contre ses préférences intimes, le théoricien de la démocratie libérale, c’est-à-dire de la démocratie bourgeoise ; l’autre a voulu être, en toute conscience, le doctrinaire en même temps que le dirigeant de la classe ouvrière organisée. L’un mettait au-dessus de tout, explicitement, la sauvegarde des libertés personnelles et politiques, mais la démocratie libérale lui semblait aussi la protection la plus efficace de la hiérarchie sociale et des inégalités économiques. L’autre jugeait dérisoires toutes les réformes qui laisseraient subsister, avec la propriété privée des instruments de production, la cause ultime des contradictions sociales et du malheur ouvrier. L’un abandonnait à eux-mêmes industrie et commerce, spontanément exercés par les individus sous le contrôle des lois, et craignait que l’individu ne fût privé tout à la fois de la liberté-indépendance et de la liberté-participation. L’autre tenait la libre activité de chacun dans l’industrie et le commerce pour la cause de l’asservissement de tous. Ainsi la condition majeure de la liberté était pour l’un le régime représentatif et pour l’autre une révolution économique.

Il est loisible de prétendre que Tocqueville s’assurait quelque confort intellectuel en prévoyant que la société de l’avenir serait dominée par la classe moyenne. Mais cela dit, sa vision, à long terme, n’en était pas moins juste et celle de Marx fause, sans que pour autant, la vision à court terme de ce dernier fût juste puisque, dès le milieu du siècle dernier, il escomptait, d’année en année, le bouleversement salvateur.

On peut déjà observer, à ce niveau d’analyse, la supériorité de l’observation naïve et de l’expérience historique sur les raisonnements, imparfait et unilatéraux, des spécialistes.

Mais pourquoi Marx tire-t-il d’un modèle d’économie dynamique, à forte accumulation de capital, la conclusion d’un appauvrissement des masses en dépit d’une productivité croissante ? Si, grâce à l’élévation de la productivité, les heures de travail nécessaires pour produire les marchandises représentant la valeur du salaire diminuent, il aurait dû reconnaître que la même part de la journée étant consacrée à produire une valeur équivalente à celle du salaire et la productivité ayant augmenté, le niveau de vie devait tendre à s’élever ou la pauvreté à s’atténuer. Pour éviter cette conclusion, Marx a fait intervenir, non pas, comme plusieurs économistes de son temps, l’effet sur le taux de natalité, donc sur l’offre de travail, d’une élévation des salaires, mais l’armée de résèrve industrielle, autrement dit la pression qu’exerce en permanence sur les taux des salaires l’offre des travailleurs sans emploi du fait des transformations techniques. Si Marx avait abordé l’étude de l’économie en pur observateur sans savoir à l’avance ce qu’il voulait démonter, il n’aurait pas affirmé avec autant de force la paupérisation absolue.

On ne peut pas ne pas attribuer à Marx une erreur cardinale : la prévision qu’en régime de propriété privée et de marché la condition des masses s’aggraverait fatalement, et que le capitalisme périrait. Tocqueville était tout au contraire un penseur probabiliste : il laissait deux voies ouvertes à l’avenir de l’humanité ; démocratie libérale ou démocratie despotique. L’erreur majeure de Marx a été de croire que seule une révolution radicale permettrait de libérer le travailleur, au double sens d’amélioration du niveau de vie et de participation à la vie collective. L’autre erreur cardinale, non de Marx mais des marxistes, a été de tirer d’une critique juste une conséquence fausse. Les libertés personnelles ou les droits subjectifs (politiques) auxquels Tocqueville était passionnément attaché ne suffisent pas à donner un sentiment de liberté. Cette critique est juste mais la conséquence – les libertés formelles, luxe de privilégiés – est fausse. Car l’expérience soviétique montre avec éclat que les « producteurs associés », sous la direction du prolétariat constitué en classe dirigeante, peuvent être ressentis par les individus non comme les artisans d’une libération totale mais comme les responsables d’une servitude totale.

Le jour où, sous prétexte de liberté réelle, l’autorité de l’Etat s’étend à l’ensemble de la société et tend à ne plus reconnaître de sphère privée, ce sont les libertés formelles que revendiquent les intellectuels et les masses elles-mêmes. un bon exemple en est le cas hongrois de 1956. Même en Union soviétique, ce qui est constamment en question, c’est la liberté (formelle) qu’il convient de laisser aux intellectuels. Mais si l’art n’est plus au service du parti et de l’édification socialiste, si l’idéologie ne commande plus à l’existence sociale tout entière, l’unité d’une société sans classes, la confusion de cette société sans antagonismes et d’un Etat qui se veut l’expression de la totalité sont à leur tour compromises. Une dissociation s’esquisse entre la sphère publique et les sphère privées. Mais, ce jour-là, sur quoi se fondera le monopole du parti ? Comment justifiera-t-il sa prétention au pouvoir absolu ?

Une doctrine d’action comme celle de Marx est comptable non de ses seules intentions (comme beaucoup le prétendent), mais aussi de ses implications, même contraires à ses valeurs et à ses buts. Le prolétariat, c’est-à-dire des millions de travailleurs, ne peut exercer lui-même la dictature. Dès lors on peut comprendre que le marxisme ait abouti à un asservissement total de tous à un parti, voire à un homme.

A l’inverse, ce qui caractérise les régimes occidentaux, c’est le pluralisme – pluralité des sphères (privées et publique), pluralité des groupes sociaux (dont certains s’érigent en classes), pluralité des partis en compétition. Selon les pays et les circonstances, ce sont les libertés formelles – ainsi à l’époque du maccartysme – ou les libertés réelles – ainsi aux yeux des ouvriers acquis à la doctrine marxiste-léniniste – qui semblent en péril et constituent l’enjeu des conflits. Tantôt c’est la société qui apparaît tyrannique plutôt que l’Etat (aux yeux des Noirs américains par exemple), tantôt c’est l’Etat qui semble soustrait à la volonté de ceux qui en doivent être les inspirateurs sinon les gestionnaires.

Ainsi nous pouvons dire que là où un parti unique maintient un régime despotique et interdit aux intellectuels d’oeuvrer selon leur génie, la revendication de liberté formelle retrouve sa fraîcheur et sa virulence passée. Quant aux masses, elles ne semblent pas, même insatisfaites, mettre en question les dogmes du régime. Mais au moins mettent-elles en question le parti unique. En d’autres termes, les griefs économiques et sociaux, de l’autre côté du rideau de fer (5), ne s’organisent pas en une idéologie de remplacement, alors que, dans la sphère politique, l’idéologie ou même les institutions de remplacement paraissent disponibles. A l’Ouest, les principes des libertés formelles et de la démocratie libérale ne sont plus sérieusement discutés. Quant aux revendications ou aux insatisfactions sociales et économiques, elles sont également multiples et diverses, mais, pas plus que de l’autre côté du rideau de fer, elles ne s’organisent aisément en un système ou en une doctrine de substitution. Tout se passe comme si l’insatisfaction était incapable de susciter une volonté révolutionnaire, parce que les causes en sont si nombreuses et si obscures que nulle théorie globale ne peut les saisir, nulle action les éliminer d’un coup. L’insatisfaction occidentale se refuse au désespoir comme à l’espérance.

Les sociétés industrielles d’aujourd’hui sont-elles les héritières du libéralisme, ou de l’ambition prométhéenne des marxistes ?

Pour une part, toutes les sociétés industrielles sont héritières de l’ambition prométhéenne en ce sens qu’elles font toutes une telle confiance à la maîtrise acquise grâce à la technique sur la nature et grâce à l’organisation sur les phénomènes sociaux qu’aucun gouvernement, aucun théoricien n’admettrait plus comme fatales certaines formes de misère. Comme le résume la charte de l’Atlantique, « aucune condition sociale ne doit plus être tenue pour indépendante de la volonté rationnelle des hommes. » La formule est presque textuellement marxiste, mais elle exprime la foi commune ou l’illusion universelle des sociétés modernes. Mais bien sûr, les sociétés industrielles de type occidental demeurent des démocraties libérales. Il n’est donc pas question de suggérer une quelconque contradiction ; mais comment méconnaître que la crainte de l’arbitraire et l’orgueil prométhéen appartiennt à deux univers spirituels, expriment deux attitudes tout autres à l’égard de la société ? Ainsi a contrario, dans les pays nouveaux, c’est l’ambition de construire ou de reconstruire l’ordre social à partir de ses fondements, l’orgueil marxiste et non la modestie libérale, qui répond aux sentiments des élites plus encore que des masses. Les libertés des libéraux exigent la discrimination des sphères et le respect des formes. Par impatience et peut-être par illusion d’efficacité, les partis uniques qui se multiplient à travers la planète, même sans se référer à Marx ou au marxisme-léninisme, nient les libertés individuelles dans l’espoir que les « producteurs associés » construiront d’abord un ordre social neuf pour libérer les hommes du besoin, sinon de la peur.

Les sociétés occidentales, la société américaine témoignent que non seulement libertés formelles et libertés réelles ne sont pas incompatibles mais que, à notre époque, c’est dans les mêmes sociétés que les unes et les autres sont le moins imparfaitement réalisées.

Ce que nous voulons dégager, c’est que la société industrielle dans laquelle nous vivons et que pressentaient les penseurs du siècle dernier, est démocratique par essence. Elle est normalement, sinon nécessairement, démocratique, si l’on veut dire qu’elle n’exclut personne de la citoyenneté et tend à diffuser le bien-être. En revanche, elle n’est libérale que par tradition ou survivance, si, par libéralisme, on entend le respect des droits individuels, des libertés personnelles, des procédures constitutionnelles.


1 : A. de Tocqueville, Oeuvres complètes, t. II, 1, p. 62. 2 : Au sens de Montesquieu, c’est-à-dire le sentiment grâce auquel un certain régime est susceptible de prospérer. 3 : Ce fragment, retrouvé dans les notes de Tocqueville, a été publié par J-P Mayer dans la NRF du 1/4/1959 et dans la Revue internationale de philosophie (1959), n°49, fasc.3. 4 : Marx, Die deutsche Ideologie, Marx-Engels Werke, Dietz Verlag, tome III, p. 70. 5 : L’Essai sur les libertés a été rédigé en 1963.

Machiavel, un penseur libéral ?


« La soif de dominer est celle qui s’éteint la dernière dans le cœur de l’homme  », Machiavel, Le Prince, 1532. 

 

Considérer que Nicolas Machiavel (1469-1527) aurait d’une quelconque manière des atomes crochus avec le libéralisme peut paraître de prime abord incongru. On fait volontiers de lui le grand penseur de l’arbitraire du pouvoir, de la brutalité politique, fondée sur un cynisme de tous les instants. On pourrait se délecter à l’infini des aphorismes, nombreux et percutants, de ce Florentin ascète et pisse-froid, intrigant comme Mazarin ou Richelieu, ses illustres descendants. Il laisse dans l’esprit commun autant de sympathie que son quasi contemporain, le funeste et méchant roi de France Louis XI, fort justement nommé « universelle araigne ». Machiavel n’a-t-il pas écrit, dans Le Prince, son opuscule majeur, paru en 1532 et dédié à Laurent de Médicis, les sentences suivantes : « En politique, le choix est rarement entre le bien et le mal, mais entre le pire et le moindre mal »; « Jamais les hommes ne font le bien que par nécessité » ; « Une guerre est juste quand elle est nécessaire  », et tant d’autres formules du même acabit ? 

Tout cela est vrai. Mais, un peu comme Bernard Mandeville le fera dans La Fable des abeilles (1714), Machiavel a l’immense mérite de nous montrer que la politique n’est jamais fondée sur de bons sentiments. Machiavel, c’est avant l’heure l’anti-Rousseau. Lequel, à l’inverse, glorifie la scène politique et ceux qui l’incarnent. Il n’hésite pas à leur confier jusqu’à l’exercice de la liberté individuelle de chacun, muée par le contrat social en liberté politique. Machiavel, lui, montre que la politique est fondée sur le mal, que le Prince ne suit que son intérêt bien compris, qu’il peut user de fourberie, ourdir des complots, s’entourer d’aigrefins et cent fois renier sa parole. Qu’il le doit, même, s’il veut se maintenir sur son trône. En un sens, l’Ecole de Virginie et les tenants du Public Choice, Tullock, Buchanan et les autres, n’ont rien inventé et se sont « contentés » de « moderniser » la pensée de Machiavel. Qui est encore d’une confondante actualité.  

Voici bien le premier enseignement de Machiavel pour un libéral : il fait tomber le Prince, le politique et les hommes de l’Etat de leur piédestal. Ceux qui réussissent en politique sont loin d’être les meilleurs ; ce sont les plus fourbes, les plus malhonnêtes, les plus vicieux. L’Histoire recèle d’innombrables exemples, lointains ou contemporains, qui donnent a posteriori raison au penseur florentin.  

En second lieu, Machiavel a, selon le mot de Pierre Manent, fait tomber le mur théologico-politique.  

Que faut-il entendre par cette assertion ? 

Depuis Aristote, on considère que le bien commun s’incarne dans la Cité. Que la Cité, la sphère politique, est le seul lieu dans lequel l’animal rationnel qu’est l’homme peut accomplir ses vertus, inséparablement civiques et morales. Que c’est dans la Cité que l’homme peut manifester son excellence.  

Saint Thomas d’Aquin, en « redécouvrant » Aristote quinze siècles plus tard, fait de la pensée antique le bras armé de Dieu. Thomas prolonge Aristote. Si la Cité incarne le bien commun, dit-il, alors le bien qu’apporte l’Eglise est d’une nature supérieure, vient se surajouter et s’imposer à la Cité. Le bien « civil » de la Cité est en quelque sorte subordonné au bien ontologique de l’Eglise.  

D’autres auteurs, par exemple Dante ou Marsile de Padoue, redécouvrent également, et à la même époque, Aristote, mais dans un sens qui cherche, lui, à contenir le pouvoir régulier. Ils objectent à l’Eglise l’existence d’une nature, qui dispose de droits opposables au bien civil et religieux. Certes. Mais l’objection est bien timide, et ne tient pas un instant face à la toute-puissance de l’Eglise, qui a, grâce au thomisme triomphant, et aussi au plenitudo potestatis des Papes, recouvert d’un voile épais l’ensemble du champ du religieux et du politique. Elle dispose des glaives spirituel et temporel. Innocent III en est le héraut.  

Machiavel est le premier à s’opposer frontalement à cette doctrine. Il ambitionne d’opposer à la monarchie pontificale des droits profanes, qu’il puise dans la nature.  

Pour y parvenir, Machiavel se fait l’anti-Aristote, comme Nietzsche se voudra plus tard l’antéchrist. Loin de considérer la Cité selon sa finalité, la recherche du bien commun, Machiavel la regarde telle qu’elle est, sans ambages, ni fioritures. Il braque la lumière crue des lampes des flics des vieux polars sur les révolutions, les changements de régime, les mensonges, les complots, les manipulations, les intrigues. Il fait perdre au lecteur toute innocence.  

Il ne cherche par à faire tomber la distinction entre le bien et le mal, à imaginer un au-delà au bien et au mal, là encore comme le tentera Nietzsche trois siècles plus tard. Il n’efface pas du tout la distinction entre le bien et le mal. Il la préserve au contraire. Car son propos se veut bien plus scandaleux : le bien, pour le Prince, n’a rien à voir avec le bien collectif ou l’intérêt général. Non, le bien, pour le Prince, est le fruit du mal. Et exclusivement le fruit du mal. 

Par conséquent, dit Machiavel, il est parfaitement absurde de chercher à améliorer ou à perfectionner le « bien » de la Cité. C’est tout à fait impossible. Qu’il s’agisse de faire appel à un bien supérieur que la religion se chargerait d’apporter, ou qu’il s’agisse de faire appel à un quelconque contrat social, comme ce sera le cas quelques années après la mort de Machiavel, avec Hobbes, puis Rousseau. Rechercher le bien dans la Cité, et a fortiori au-delà, voilà de sympathiques chimères. En réalité, dit-il, le bien public, compris comme le bien du Prince, n’advient que sous le haut pouvoir de la violence et de la peur.  

Deux conséquences découlent de ce bond révolutionnaire : d’une part, la politique tombe d’un coup de son piédestal et perd à tout jamais son prestige quasi surnaturel. D’autre part, en affirmant la fécondité et la nécessité du mal, Machiavel montre ainsi l’autosuffisance de l’ordre terrestre, profane, sur l’ordre religieux.  

Voici le premier coup, et en réalité le coup fatal, porté à l’absolutisme pontifical. Le joug du Pape sur le pouvoir temporel ne s’en remettra jamais. Philippe le Bel prend sa revanche sur Boniface. Machiavel dissout dans l’acide l’abstraction soi-disant parfaite du pouvoir. Il n’en reste qu’une réalité peu ragoûtante.  

Machiavel occupe volontairement une position extérieure à la Cité pour, de là, attaquer ce qui fonde à la fois la consistance autonome de l’Eglise et son droit d’intervention dans la cité : l’idée de bien. Une fois que le corps politique a été interprété comme une totalité close advenue grâce à la violence fondatrice et préservatrice, il est établi que le « bien » apporté par l’Eglise tend à détruire plutôt qu’à perfectionner la cité. Que le bien n’a pas de support dans la nature des choses humaines. Que l’Eglise n’a donc rien à faire et à voir avec les choses de la Cité, et qu’elle doit se contenter de régir l’ordre régulier et l’ordre séculier.  

Enfin, on peut tirer encore une dernière grande idée du Florentin. Le peuple ne veut pas être opprimé, les grands veulent l’opprimer. Aucun de ces deux groupes, maîtres et esclaves, n’a une fin à la fois positive et bonne. Aucun de ces deux groupes ne vise un bien. Certes le désir du peuple est tout à fait innocent : il ne désire pas être opprimé. Machiavel va même jusqu’à louer son « honnêteté », au moins relative. Le désir du peuple est sans conteste plus honnête que celui des grands. Mais c’est d’une bonté toute passive ou négative qu’il s’agit.  

En affirmant cela, Machiavel, qui dévalorise radicalement les prétentions des grands à la « vertu » et qui fait du peuple le support de la seule « honnêteté » que l’on puisse trouver dans la cité, est le premier penseur démocratique. Ses développement n’ont évidemment rien à voir avec l’absolutisme démocratique qui a cours de nos jours. Ils signifient simplement que chaque individu est plus apte que ses dirigeants à se gouverner lui-même. Et qu’il ne souhaite subir la coercition de personne. Cette définition de la démocratie est bien celle des libéraux modernes, et n’est pas sans rappeler le sens que Hayek donne à la liberté et à la démocratie.  

Nous Autres


ImageEn 1920, Zamiatine (1884-1937) débute la rédaction de Nous autres, une anti-utopie qui tire son sens des débats qui entourent la naissance d’une conception technocratique de l’organisation socialiste de la production et d’une théorie mécaniste des transformations idéologiques et culturelles. Bouclé à la fin de l’année 1921, le manuscrit est aussitôt mis à l’index. Si bien que la première édition, en 1924, sera une traduction en langue anglaise. Une édition tchèque paraît à Prague en 1927 à l’initiative du linguiste Roman Jakobson. Une édition française sort à Paris en 1929. La publication intégrale de l’ouvrage dans sa langue d’origine ne paraîtra qu’en 1952 et à New York, et il faut attendre 1988 pour qu’elle soit éditée en territoire russe. Quant à l’auteur, il mourra en exil à Paris.

Dans L’Etoile rouge, Bogdanov, en plus d’imaginer l’automatisation du travail, inventait des ordinateurs et des fusées propulsées grâce à la fusion atomique. Zamiatine, lui, fait débuter son roman de la sorte : « La construction de l’Intégral sera achevée dans 120 jours. Une grande date historique est proche : celle où le premier Intégral prendra son vol dans les espaces infinis. Il y a mille ans que nos héroïques ancêtres ont réduit toute la sphère terrestre au pouvoir de l’Etat unique, un exploit plus glorieux encore nous attend : l’intégration des immensités de l’univers par l’Intégral, formidable appareil électrique en verre et crachant le feu. Il nous appartient de soumettre au joug bienfaisant de la raison tous les êtres inconnus, habitants d’autres planètes, qui se trouvent peut-être encore à l’état sauvage de la liberté. S’ils ne comprennent pas que nous leur apportons le bonheur mathématique exact, notre devoir est de les forcer à être heureux. Mais avant toute arme, nous emploierons celle du Verbe… Vive l’Etat unique ! Vive les numéros ! Vive le Bienfaiteur ! ». Ainsi parle D-503, le constructeur de l’Intégral. Cet homme du quatrième millénaire est l’habitant type d’une société planétaire urbaine, vidée des campagnes et des paysans, qui impose le devoir d’Harmonie entre tous les individus-numéros sous la direction du Bienfaiteur, numéro entre les numéros, après avoir décrété que le seul moyen de délivrer l’homme du crime, c’est de le « délivrer de la liberté ». Le « Mien » est impossible. Seul le « Nous » a droit de cité. Fondus en un seul corps aux millions de mains, tous s’orientent selon les « Tables des Heures ». Tous se lèvent et s’abandonnent au sommeil comme un seul numéro, tous portent la cuiller à la bouche et mastiquent la « nourriture naphtée » en même temps, tous se rendent au même instant à la « salle d’exercice de Taylor », et ainsi de suite. Le plus grand des « monuments littéraires » parvenus jusqu’à cette société qui vénère la ligne droite et la « beauté du mécanisme » est l' »Indicateur des Chemins de fer ». L’autre étant la Bible de Frederick Winslow Taylor, l’inventeur du management scientifique, le « prophète qui a su regarder dix siècles en avant » mais que l’on se targue d’avoir dépassé en étendant son système à tout le fuseau horaire. Ou du moins presque, car de 16 heures à 17 heures et de 20 heures à 21 heures, l’organisme unique se divise encore en cellules uniques. Mais l’on ne désespère pas de faire entrer les 86 400 secondes dans les « Tables des Heures ». En chacun de « Nous autres », il y a un métronome invisible. Chacun porte en soi un automate et un phonographe. Les haut-parleurs de l’Usine musicale tournent toujours le même Hymne quotidien à l’Etat, comme les anciennes Walkyries. La ville a vaincu et l’on pousse les habitants des villages vers elle pour les « sauver de force » et leur « apprendre le bonheur ».

Seuls les « Méphi » (abréviation de Méphisto) résistent. Hors les Murs d’onde à haute tension qui protègent le monde des artefacts, ils vivent nus, au contact des arbres, des animaux et du soleil. Entre les deux forces qui mènent le monde, l’entropie et l’énergie, ce mouvement révolutionnaire underground a parié sur la dernière parce qu’elle détruit l’heureuse tranquillité de l’équilibre et tend au « douloureux mouvement perpétuel ». Ce sont les « antichrétiens », ceux qui refusent de révérer l’entropie comme un dieu, comme le faisaient les ancêtre de « Nous », les chrétiens. A la tête de ces opposants : une femme libérée, I-330, qui boit, fume et réhausse sa beauté grâce à des parfums que l’on ne peut obtenir qu’à la sauvette, tous comportements inconnus des ressortissants en uniforme de l’Etat unique. Soumise aux pires tortures par le Bienfaiteur, elle ne parle pas. Au philosophe-mathématicien qui célèbre l’Etat unique comme la « dernière révolution », comme la fin de l’histoire, elle répond que, comme le nombre des chiffres est infini, il ne peut y en avoir un dernier, et donc il n’y a pas de dernière révolution. « La dernière, c’est pour les enfants : l’infini les effraie et il faut qu’il dorment tranquillement la nuit… » L’erreur des aïeux, artisans de la révolution après une « Guerre de deux cents ans », est de croire; parce qu’ils vivaient dans l’univers « également répandu partout », qu’ils étaient le « dernier » chiffre, qu’il n’y avait « plus d’après » ; « Ah, Ah ! « également répandu partout », la voilà bien, l’entropie, l’entropie psychologique. Tu ne sais pas; mathématicien, qu’il n’y a de vie que dans les différences : différence de température, différence de potentiel. Et si la même chaleur ou le même froid règne partout dans l’univers, il faut les secouer pour que naissent le feu, l’explosion, la géhenne. Nous les secouerons ».

Pour se défaire de la véritable maladie, celle de l' »imagination », les « ennemis du bonheur » doivent subir la « Grande opération » qui rend parfait comme des machines et ouvre le chemin du bonheur à cent pour cent. Ainsi lobotomisé, le cerveau est un mécanisme réglé comme un chronomètre, brillant, sans une poussière. La « noblesse de sentiments » n’est qu’un préjugé, une survivance des époques féodales. « L’Homo sapiens ne devient homme, au sens plein du mot, que lorsqu’il n’y a plus de points d’interrogation dans sa grammaire, mais uniquement des points d’exclamation, des virgules et des points. » Chaque étincelle d’une dynamo est une étincelle de la raison pure, chaque mouvement de piston un syllogisme irréprochable. Le mécanisme n’a pas d’imagination. Dans le paradis promis, les saints ne connaissent ni le désir, ni la pitié, ni l’amour. Car on leur a enlevé l’imagination. Les anges sont les esclaves de Dieu.

Le 17 août 1934, Jdanov lançait le mot d’ordre du « réalisme socialiste » en reprenant l’expression de Staline pour définir le rôle des écrivains : les « ingénieurs d’âmes ». « Etre ingénieur d’âmes, assenait-il aux participants du premier congrès des écrivains soviétiques, veut dire avoir les pieds fermement appuyés sur le sol de la vie réelle. Cela signifie à la fois rompre avec le romantisme à l’ancienne, avec ce romantisme qui présentait une vie inexistante et des personnages inexistants, qui portait le lecteur à se soustraire aux contradictions de l’existence, en le lançant dans un monde chimérique d’utopie… La littérature soviétique doit savoir représenter nos héros, doit savoir regarder vers nos lendemains. Ceci n’est pas se livrer à l’utopie, puisque nos lendemains se préparent dès aujourd’hui par un travail conscient et méthodique… La situation actuelle de la littérature bourgeoise est telle qu’elle ne peut désormais plus créer de grandes oeuvres… Les célébrités de cette littérature qui a vendu sa plume au capital sont aujourd’hui les voleurs, les mouchards, les prostitués, les brigands ». En 1933, l’Etat-parti avait interdit l’importation des films d’Hollywood.

La panique bancaire de 1907, vue par Yves Guyot


L’histoire des paniques bancaires est une histoire au long cours. Ainsi, par exemple, en 1634, les commerçants hollandais, comme ceux de Gènes deux siècles plus tôt, profitèrent d’une période de grande prospérité pour délaisser leurs activités traditionnelles, au bénéfice de la finance, alors en plein essor. Le marché des tulipes, qui était à l’origine consacré à l’échange de ce bien physique reconnu et recherché, devint un marché financier. Au lieu de s’échanger des tulipes en saison haute d’activités, on s’échangeait à présent des billets à effets, toute l’année. Ces billets étaient les ancêtres pas si lointain de nos options financières contemporaines. Par une sorte d’effet démultiplicateur, le marché des tulipes prit alors un essor exponentiel. Des fortunes immédiates furent constituées, une nouvelle classe de bourgeois apparut, celle des « spéculateurs ». Ils bouleversèrent considérablement l’économie traditionnelle, fondée sur le commerce, le contrat marchand, la Ligue hanséatique et les liens de confiance rigoristes. En février 1637, après plusieurs années de spéculation sur le cours des bulbes de tulipes aux Pays-Bas, les prix s’effondrèrent brusquement provoquant ainsi la ruine de nombreux spéculateurs.

Moins d’un siècle plus tard, en France, le roi Louis XIV a mis le pays à genoux. Il était surendetté par des dépenses somptuaires et des guerres incessantes. Comme le dit le duc de Noailles au régent Philippe d’Orléans, « le trésor est absolument vide et les avances faites par les receveurs généraux sont telles que l’Etat leur appartient tout entier ». Law proposa alors au roi de régler le problème de la dette non par l’austérité mais en relançant la croissance. Il décida donc d’inonder le pays de liquidités. Pour cela, il créa une banque qui émet des billets, de la monnaie-papier, et ce pour une valeur bien plus importante que ce qu’elle pouvait détenir de métaux précieux dans ses propres coffres. Elle fut garantie par l’Etat. Law créa par ailleurs la Compagnie du Mississipi, qui n’avait en réalité d’autre finalité que de racheter la totalité de la dette publique française. Il prit le contrôle de la Compagnie de l’Inde et de celle de la Chine, et racheta même le privilège de fabrication de la monnaie !

Sauf qu’en 1720, à quelques mois d’intervalle, deux crises financières intervinrent en France et en Angleterre concernant les titres de compagnies exploitant les ressources du Nouveau Monde, la Compagnie des mers du Sud et la Compagnie du Mississippi. Ces crises sont connues sous le nom de South Sea Bubble et Mississippi Bubble. La Révolution financière britannique en fut lourdement affectée.

Ces exemples un peu anciens de crises monétaires nous amène à nous pencher sur un cas plus récent, crucial dans l’histoire économique des Etats-Unis et, de manière très directe, dans celle de l’économie mondiale contemporaine. Moment qu’Yves Guyot examine dans « La crise américaine, ses effets et ses causes », article rédigé dans la Revue du commerce, de l’industrie et de la banque, le 31 décembre 1907.
En 1791, le Congrès américain confie à une banque privée de Philadelphie, doté de 10 millions de dollars de capital, le statut de First Bank of the United States. Jusqu’en 1811, elle a émis des billets et consenti des prêts. La Panic of 1792 (mars et avril) a pour cause le lancement d’une politique massive de prêts à taux réduits causant une flambée hystérique d’emprunts, suivie d’une brusque remontée des taux, rendant incapable les emprunteurs de tenir leurs engagements et causant leur faillite en chaine. Suite à son rachat par Stephen Girard, une seconde banque, toujours dans la même ville, la bien nommée Second Bank of the United States, a été dotée en 1816 de 35 millions de dollars pour remplir les mêmes missions. Elle servit de dépôt aux fonds fédéraux jusqu’en 1833, date à laquelle le président Andrew Jackson s’engagea dans un conflit ouvert avec le président de la banque. Elle perdit sa charte en 1836 et cessa toute activité cinq ans plus tard. Jackson jugeait que l’introduction massive du papier-monnaie créait un risque d’inflation, car les billets n’étaient couverts que très partiellement par une réserve équivalente en or. Il prit le 15 août 1836 un décret, le Specie Circular, qui imposait que tout achat de terrain à l’Etat américain devait être payé en or. Ce décret provoqua rapidement une pénurie d’or et incita les spéculateurs à vendre leurs billets de banque contre de l’or. Le papier-monnaie fut de moins en moins prisé. Il provoquait même de la défiance. A la fermeture de la Second Bank, l’Etat retira également tous ses dépôts de cet établissement. Or ces capitaux servaient jusque-là à refinancer tout le système bancaire américain. Toutes les banques en furent donc fragilisées et la défiance à l’égard du papier-monnaie n’en fut que plus forte.

Au même moment, toujours en 1836-37 donc, la banque centrale britannique, qui voyait d’un mauvais œil la fuite de ses capitaux vers les USA, augmenta ses taux d’intérêt. Elle attira à nouveau l’argent des investisseurs britanniques. Les Etats-Unis, au secteur bancaire exsangue, furent donc immédiatement étranglés. Sur les 850 banques que comptait le pays, 343 firent faillite.

Comme l’écrit Milton Friedman,

« la panique bancaire de 1837 fut suivie de conditions économiques particulièrement perturbées et d’une longue contraction jusqu’en 1843 qui ne fut interrompue que par une brève amélioration de 1838 à 1839. Cette grande dépression est particulièrement intéressante pour notre propos. Elle est la seule dépression enregistrée comparable de par sa sévérité et son étendue avec la Grande Dépression des années 1930 et ses évènements monétaires concomitants reproduisent largement ceux de la crise ultérieure. Dans ces deux cas, une fraction importante des banques aux États-Unis cessèrent leurs activités soit par suspension, soit par fusion – environ un quart lors de la première et un tiers lors de la dernière contraction – et la masse monétaire diminua d’environ un tiers. Aucune autre contraction n’approche, même de loin, ce lugubre record. Dans ces deux cas, une politique monétaire gouvernementale erratique ou imprudente jouèrent un rôle important. »

Un système atomisé et fluctuant 
Autre conséquence importante de cet épisode de 1836, les Etats-Unis n’eurent alors plus aucun établissement bancaire capable de faire office de banque centrale. A New York, centre économique du pays, les disponibilités monétaires de la ville se mirent donc à fluctuer au rythme des récoltes et des cycles agricoles. Chaque automne voyait donc diminuer les réserves avec l’achat des récoltes, ce qui provoquait une hausse des taux d’intérêt, destinée à attirer les dépôts. Les investisseurs étrangers prirent l’habitude de déposer leur argent à New York pour bénéficier de ces taux avantageux.
En 1906, plusieurs événements, a priori sans lien direct, virent gripper cet engrenage. Ceux-là mêmes qu’Yves Guyot analyse dans son article. Il y a tout d’abord le séisme de San Francisco, qui engendra un transfert important de capitaux de New York vers la côte Ouest, pour financer la reconstruction. Ensuite, une hausse des taux de la Banque d’Angleterre, qui voulait attirer davantage de capitaux américains. Par ailleurs, l’entrée en vigueur du Hepburn Act, qui donnait aux Commissions commerciales inter-étatiques le droit de plafonner les prix des transports ferroviaires fit chuter le cours des sociétés de chemin de fer. Enfin, début 1907, la ville de New York ne put émettre une série d’obligations, le marché du cuivre s’effondra, et la Standard Oil mit un genou à terre sous l’effet d’une forte amende pour violation de la loi antitrust. En mois d’un an, les cours avaient chuté de 30%.

Acte I : aigrefins et malandrins

La panique de 1907 a été déclenchée par une manipulation de marché d’origine familiale. Fritz August Heinze avait, à la faveur de l’électrification des villes occidentales, fait fortune dans le cuivre, à la tête de la United Copper, et avait conquis, avec l’aide d’un banquier, une place de choix au sein des conseils d’administration de six banques nationales. Son frère, Otto, trop sûr de lui, tenta de « cornériser » les actions de la compagnie. La cornérisation est une manipulation de marché, organisée par un ou plusieurs intervenants agissant de concert, et dont le but est d’amener les vendeurs à découvert à liquider leurs positions en catastrophe et à n’importe quel prix. Pour que cela fonctionne, il faut que les investisseurs soient en position de faiblesse par rapport aux actionnaires majoritaires. Or, beaucoup n’étaient en réalité que des spéculateurs qui attendaient une chute des cours, afin de racheter à découvert des actions à prix très bas et d’empocher la différence. Pour cornériser la société, il fallait racheter le plus grand nombre possible d’actions afin d’obliger les emprunteurs à rembourser les actions qu’ils détenaient. Dans l’esprit d’Otto, la campagne de rachat agressif ferait monter le prix de l’action, et les emprunteurs, incapables de trouver d’autres actions sur le marché, se tourneraient alors inévitablement vers les Heinze qui seraient dorénavant en mesure de fixer leur prix.

Le lundi 14 octobre, Otto commença donc à acheter des actions de la United Copper, dont le cours monta de 39$ à 52$ l’unité dans la journée. Le mardi, il demanda aux emprunteurs de rendre leurs actions. Le prix de celles-ci monta jusqu’à presque 60$, mais les emprunteurs purent facilement trouver des actions auprès d’autres vendeurs. Otto avait mal évalué le marché et le prix de l’action de United Copper s’effondra. L’action, qui était à 30$ à la fermeture le mardi, descendit à 10$ le mercredi. Otto Heinze était ruiné. L’action de United Copper se négocia en dehors de la bourse new-yorkaise, dans un marché en plein air, littéralement « sur le trottoir ».

Après cet échec, Otto Heinze se trouva incapable de faire face à ses obligations, entraînant la faillite de la société de courtage Gross & Kleeberg, dont il était client. Le jeudi 17 octobre, le New York Stock Exchange lui interdit toute activité d’opérateur de marché. Mais à la suite de l’effondrement des cours de l’United Copper, la Caisse d’épargne du Montana (dont le propriétaire était un certain… Fritz Augustus Heinze), annonça qu’elle était en cessation de paiements. La banque du Montana détenait des actions de United Copper qui lui avaient été remises comme garantie collatérale des prêts qu’elle avait consentis ; elle était une des banques correspondantes de la Mercantile National Bank de la ville de New York, …dont Fritz Augustus Heinze était alors le président.

L’état de cessation de paiement de la Caisse d’épargne du Montana s’ajoutant à l’implication de Fritz Augustus Heinze dans l’opération de corner fut l’opération de trop qui conduisit le conseil d’administration de la Mercantile à se rebiffer. Heinze fut contraint de donner sa démission avant midi, mais il était trop tard. Les rumeurs de faillite couraient déjà et les dépositaires se ruèrent en masse sur les guichets pour retirer leur argent de la Mercantile National Bank et d’autres établissements. Cependant, la panique était encore toute relative. Les fonds retirés des banques associées au scandale étaient simplement transférés dans d’autres banques de la ville.

Acte II : Effet domino 

Intervint alors le deuxième temps de la panique. La société fiduciaire Knickerbocker de Charles T. Barney fut au cœur de l’effet domino qui se déclencha alors. En raison des accointances passées de celui-ci avec Fritz Augustus Heinze, le conseil d’administration de la Knickerbocker demanda à Barney de donner sa démission dès le lundi 21 octobre. Le même jour, la banque nationale de commerce annonça qu’elle se refusait à servir de chambre de compensation pour la Knickerbocker. Le 22 octobre, la banque se trouva confrontée à un mouvement de panique classique. La foule ne cessa d’augmenter dès l’ouverture de la banque. Selon le The New York Times, « aussitôt qu’un dépositaire sortait de la banque, dix autres y entraient pour réclamer leur argent et [la banque demanda à la police] d’envoyer des hommes pour maintenir l’ordre ». En moins de trois heures, 8 millions de dollars sortirent des caisses de la Knickerbocker. La société dut cesser toutes opérations peu après midi.

Tandis que les rumeurs allaient bon train, les autres banques et les établissements financiers hésitaient à prêter de l’argent. Les taux d’intérêts sur les prêts consentis aux courtiers s’envolèrent, mais comme ceux-ci étaient incapables de trouver l’argent, les cours des actions tombèrent à un niveau jamais atteint depuis décembre 1900. La panique se propagea et fit deux nouvelles victimes de taille, Trust Company of America et Lincoln Trust Company. Dès le jeudi, une quinzaine de banques supplémentaires firent faillite.

Acte III : J.P. Morgan, le maître des clefs

Le banquier le plus riche et le plus connu, John P. Morgan, examina les comptes de la Knickerbocker Trust Company pour conclure à la banqueroute ; il décida de laisser faire. La faillite de la compagnie, cependant, déclencha une panique affectant d’autres sociétés fiduciaires dont les finances étaient saines, ce qui décida Morgan à monter une opération de sauvetage.

Dans l’après-midi du 22 octobre, le président de la Trust Company of America se tourna vers Morgan pour demander de l’aide. Le soir même Morgan s’entretint avec George Fisher Baker, président de la First National Bank, James Stillman de la National City Bank de New York et le secrétaire au Trésor, George B. Cortelyou. Ce dernier annonça qu’il était prêt à transférer des capitaux fédéraux dans les banques pour renflouer leurs caisses. Après un audit de la Trust Company of America, qui dura toute la nuit, il s’avéra que l’institution était saine et le mercredi matin, Morgan prit sa décision : « C’est donc là qu’il faut intervenir pour arrêter la crise ».

Tandis qu’un mouvement de panique secouait la Trust Company of America, Morgan et Stillman s’occupèrent de liquider les avoirs de la compagnie pour pouvoir rembourser les dépositaires. La banque tint bon jusqu’à la fermeture, mais Morgan comprit qu’elle aurait besoin de capitaux frais pour résister à une seconde journée de crise. Dans la nuit, il convoqua les présidents des autres sociétés fiduciaires, qui acceptèrent de consentir un prêt de 8,25 millions de dollars pour permettre à la Trust Company of America de rester ouverte le lendemain. Rockfeller et le Trésor US versèrent massivement des capitaux aux différents établissements. Avec cet afflux massif, la National City Bank se retrouvait à la tête des plus grosses réserves de toute la ville de New York.

A cela s’ajouta une injection massive de capitaux pour que les courtiers en bourse puissent effectuer leurs opérations quotidiennes, dans un contexte de panique généralisée (25 puis 10 millions de dollars).

Morgan, Stillman, Baker et les autres banquiers de la ville ne purent indéfiniment mettre leurs ressources en commun pour pallier la crise. Même le Trésor se trouva à court de fonds. Mais il fallait regagner la confiance du public et le vendredi soir les banquiers formèrent deux commissions, l’une chargée de convaincre le clergé de rassurer ses ouailles le dimanche, le second d’expliquer à la presse les différentes facettes du plan de sauvetage des finances. Désireuse de garantir une circulation fluide de capitaux le lundi, la chambre de compensation de New York émit 100 millions de dollars en certificats de prêts (loan certificates) qui pouvaient s’échanger entre banques pour équilibrer les comptes tout en préservant les réserves de numéraire pour les dépositaires. Rassurée, et par les autorités religieuses, et par la presse, ainsi que par des bilans qui faisaient apparaître des réserves de numéraire satisfaisantes, New York vit l’ordre se rétablir peu à peu dans la journée du lundi.

Acte IV : Une banqueroute municipale ? 

À l’insu de Wall Street, une autre crise se réglait en coulisses. Le dimanche, George Walbridge Perkins, l’associé de Morgan, apprenait que la ville de New York avait besoin d’au moins 20 millions de dollars avant le 1er novembre pour ne pas se retrouver en situation de cessation de paiement. La ville avait essayé de trouver l’argent en émettant des obligations classiques, mais sans succès. Le lundi, puis le mardi, le maire de New York, George Brinton McClellan Jr., sollicita l’aide de Morgan. Pour éviter les effets catastrophiques qu’aurait eu la faillite de la ville de New York, Morgan accepta d’acheter pour 30 millions de dollars d’obligations municipales.

La panique de 1907 se produisit lors d’une période de récession prolongée entre mai 1907 et juin 1908. L’interaction entre la récession, la panique bancaire et la crise boursière provoquèrent un déséquilibre économique de taille. Robert Bruner et Sean Carr citent de nombreuses statistiques qui donnent une idée de l’ampleur des dégâts dans The Panic of 1907: Lessons Learned from the Market’s Perfect Storm. La production chuta de 11 %, les importations de 26 %, et le chômage, qui était à moins de 3 %, atteignit 8 %. L’immigration tomba à 750 000 personnes en 1909, après avoir atteint 1,2 million deux ans auparavant.

Ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas 

Yves Guyot a pour ambition d’examiner, au-delà des apparences, les causes réelles de cette crise. Il écrit que

« la plupart de ceux qui en souffrent en commentent beaucoup plus les symptômes douloureux par lesquels elle se manifeste qu’ils n’en recherchent la cause. »

Guyot écarte d’emblée certaines explications simplistes.

« Quand on dit de la crise américaine qu’elle est une crise monétaire, écrit-il, on n’explique pas comment elle peut se produire dans un pays qui a 7 milliards et demi d’or à sa disposition. »

Parmi les causes accessoires, Guyot cite les Trust companies. Ces sociétés fiduciaires ont certes figuré parmi les éléments déclencheurs, mais, en suspendant leurs paiements, les banques américaines annihilèrent les réclamations des déposants.

« Sachant qu’elles étaient inutiles, les déposants restèrent chez eux et cessèrent d’assiéger les banques, qui demeurèrent tranquillement ouvertes. »

Guyot cite également, parmi les causes accessoires, le Hepburn Act qui, « en donnant à l’Interstate Commerce Commission le droit de fixer certains tarifs, ébranlait la confiance dans les compagnies de chemin de fer précisément au moment où elles avaient le plus besoin de capitaux. »

L’effet déstabilisateur de l’intervention du gouvernement 

Guyot en vient ensuite aux causes, à ses yeux essentielles, de la panique qui vient tout juste de s’achever au moment où il écrit. Il y a d’abord l’intervention inadéquate du gouvernement. Ou, plus exactement, la nécessaire intervention du gouvernement n’est selon Guyot que le fruit d’une mauvaise structuration du marché, dans la mesure où tout le système des banques nationales reposaient, de facto et en partie de jure, sur le Trésor, au lieu de reposer sur les opérations commerciales du pays. En effet, si les banques nationales avaient un monopole d’émission des circulating notes, c’est-à-dire des billets de banque payables à vue, ce monopole n’était en réalité que la contrepartie de leur obligation d’acheter les titres de la dette publique du gouvernement américain.

« On en a fait la base de la loi de 1861, non pas dans l’intérêt du crédit, mais pour le placement de la dette. L’émission ne dépend ni de l’encaisse, ni des effets de commerce escompté par la banque : au lieu d’être en rapport avec le chiffre des affaires, elle dépend des titres de la dette. »

Guyot s’interroge fort légitimement sur la pérennité d’un tel système :

« Est-ce que le jour où les banques ont besoin d’espèces, ces titres peuvent leur en procurer ? Mis sur le marché par le Trésor, ils subiraient une terrible dépréciation. »

Ce défaut de billets de banque provoquait tous les ans, à partir du mois de septembre, un crise monétaire. L’Ouest avait besoin d’espèces pour faire sa récolte et l’expédier. Les banques devaient acheter pour 150 ou 200 millions de dollars d’obligations du Trésor pour représenter l’or sorti, afin de maintenir leur réserve au chiffre obligatoire. Elles furent ainsi affaiblies de deux manières : d’une part par l’expédition d’une partie de leur encaisse ; et d’autre part par la nécessité de la remplacer en achetant des titres qui leur étaient inutiles.

Un exemple frappant de cette intervention gouvernementale inadéquate est fourni par Guyot qui examine les déboires récents des distillateurs.

« Le sous-secrétaire d’Etat prit une mesure rigoureuse contre les distillateurs. Ils pouvaient payer les droits avec des chèques certifiés. Or, il exigea le paiement des droits en or, argent et bons. Le chiffre des droits pour un wagon de whisky s’élève à 3 000 $. Les banques ne pouvaient pas avancer, de sorte que la mesure aggravait la crise en paralysant une énorme industrie, et elle atteignait en même temps la plus large ressource de l’impôt intérieur. Les distillateurs furent réduits à demander à leurs clients de leur envoyer les fonds nécessaires pour payer les taxes. »

L’accapareur d’or, ce coupable idéal 

Dans cette crise comme dans d’autres, on a tôt fait de trouver un bouc émissaire, facile et universel : l’accapareur d’or, le spéculateur. Voici comment Yves Guyot présente cet argument :

« En France, cette phrase se traduirait de la manière suivante : « les bas de laine sont responsables de la crise. » M. Cortelyou et M. Roosevelt disent aux gens qui mettent leur monnaie dans des coffres : – « C’est très mal à vous. Vous devez l’en sortir, et pour vous engager à la mettre dans la circulation, nous vous offrons du papier. »

Ils ne demandent pas contre les accapareurs d’or les mesures qu’on a employées à diverses reprises chez divers peuples contre les accapareurs de blé ; ils n’en sont encore qu’à la séduction ; mais au fond ils les considèrent comme des ennemis publics et les rendent responsables de la crise. »

La destruction des capitaux

La cause fondamentale et profonde de la crise est à rechercher ailleurs. Des capitaux ont été engloutis par des guerres ; ils ont perdu leur pouvoir d’achat. Après la guerre, les gouvernements russe et japonais durent émettre des emprunts pour reconstituer ces capitaux. Ceux-ci, ainsi employés, ont perdu à leur tour leur pouvoir d’achat ; et, s’ils ont été employés à des réfections d’armement, à des vêtements de soldats, ils l’ont à tout jamais perdu.

Cependant, une partie de ces capitaux est allée aux industriels, qui les ont employés à la reconstitution de leur capital ; et une partie de ces capitaux sera, de nouveau, convertie en capitaux fixes qui augmenteront la capacité productive de l’humanité. La perte n’est pas complète. Mais, jusqu’à ce que ces capitaux aient recouvré leur pouvoir d’achat, ils ne sont pas disponibles.

Constructions de chemins de fer, établissement d’usines, représentent non pas une production, mais une consommation de capitaux. Le capital fixe est un outil disponible pendant une période plus ou moins longue ; mais il ne rembourse pas tout son prix en une seule fois. Il ne le rembourse que par un usage plus ou moins long. Donc son établissement représente une destruction de capitaux, un excès de consommation, une diminution de pouvoir d’achat.

Les capitaux disponibles étaient donc épuisés.

La crise éclate quand les investissements se font avec trop de hâte et quand, en partie à découvert, il n’y a plus de capitaux circulants disponibles.

La crise industrielle a donc, selon Guyot, précédé la crise financière. Dès le mois d’octobre 1907, l’United States Steel Corporation avait éteint quinze hauts fourneaux. La crise financière est une conséquence et non une cause, mais elle a accéléré la crise industrielle ; les productions des usines de l’Est et du Central West ont été réduites de 50 à 60%.

Prendre les difficultés monétaires pour la cause de la crise américaine, c’est donc, dit Guyot, prendre l’effet pour la cause. La crise vient de ce que les Américains manquaient à cette période de disponibilités, parce qu’ils avaient absorbé trop de capitaux circulants dans les capitaux fixes. Comme il l’avait déjà écrit dans Science économique, en 1881, Guyot rappelle ainsi que

« La cause objective des crises est la destruction de capitaux par des guerres ou des gaspillages, et l’absorption dans des capitaux fixes résultant de grands travaux, de capitaux circulants dont le pouvoir d’achat ne sera récupéré que par l’amortissement des capitaux fixes dans lesquels ils ont été engagés. »

La création de la FED 

Une différence majeure entre les systèmes bancaires américains et européens était l’absence d’une banque centrale aux États-Unis. Les États européens étaient en mesure de suppléer aux déficits financiers pendant les périodes de crise. La question de la vulnérabilité du système américain en l’absence d’une banque centrale avait déjà été largement débattue.

Au tournant du XXe siècle et lors de chaque élection présidentielle, le climat politique est de plus en plus empoisonné par la question de la monnaie ; en particulier, après l’abandon en 1873 de l’argent comme étalon monétaire.

Le pays est profondément divisé entre les tenants, d’inspiration britannique, d’une orthodoxie monétaire basée sur l’étalon-or, la centralisation de l’émission des billets par un institut national d’émission et la régulation des banques par un « banquier de dernier ressort », et ceux qui veulent une plus grande liberté de création monétaire et qui craignent que la garantie d’une institution d’État ne crée un moral hazard encore plus destructeur pour l’épargnant.

La crise de 1907 allait donner l’avantage aux premiers.

En novembre 1910, Aldrich convoqua une conférence qui fut tenue secrète et rassembla les plus éminents financiers américains ; elle se tint au club de Jekyll Island, au large de la côte de Géorgie.

Le fondateur du magazine Forbes, B. C. Forbes écrivait quelques années plus tard :

« Imaginez un groupe composé des plus éminents banquiers de la nation, sortant en cachette de New York dans un wagon de chemin de fer privé sous le manteau de la nuit, faisant dans le plus grand secret des kilomètres vers le sud, puis montant à bord d’une mystérieuse vedette, entrant subrepticement sur une île abandonnée de tous sauf de quelques serviteurs dévoués, y passant une semaine dans des conditions de secret telles qu’aucun nom ne fut jamais prononcé à haute voix, de crainte que les employés n’apprennent leur identité et ne révèlent au public l’épisode le plus extraordinaire et le plus secret de la finance américaine. Je n’invente rien ; je me contente de publier, pour la première fois, l’histoire vraie de la rédaction du rapport Aldrich, le fondement de notre système financier. »

Le rapport final de la commission nationale monétaire parut le 11 janvier 1911. Le Congrès mit deux ans à débattre du projet et ce n’est que le 22 décembre 1913 que fut votée la loi sur la Réserve fédérale (Federal Reserve Act). Le président Woodrow Wilson ratifia la loi et celle-ci entra en vigueur le jour même, avec la création de la Réserve fédérale des États-Unis. Charles Hamlin fut nommé président de la Réserve fédérale, et c’est le bras droit de Morgan, Benjamin Strong, qui devint président de la banque de la Réserve fédérale à New York, la plus grande banque régionale détenant un siège permanent au sein du Federal Open Market Committee.

La Fed sera une source inépuisable du combat des libéraux contre la politique expansionniste de celle-ci, et contre son incapacité à résoudre les crises, anciennes comme contemporaines. D’une manière qui fait écho à la panique de 1907, le libertarien Ron Paul ne dit-il pas de nos jours :

« L’industrie bancaire a toujours eu des problèmes avec l’idée d’un marché libre pouvant entraîner tant des gains que des pertes. Elle aime bien les premiers mais les dernières posent problème, et c’est la raison de la tendance constante, dans l’histoire américaine, à la centralisation monétaire et bancaire, ce qui profite non seulement aux plus grandes banques, qui ont le plus à perdre avec un système monétaire sain, mais aussi au gouvernement, qui peut utiliser un système élastique comme source alternative de revenus. La coalition entre gouvernement et grandes banques est l’épine dorsale de la centralisation de la monnaie et du crédit.

Voyez le cas de l’URSS : à ma connaissance, il n’y a jamais eu de faillite d’entreprise sous le système soviétique, mais la société n’a fait que s’appauvrir. Appliquez le système soviétique à l’industrie bancaire, et vous obtenez la FED. »