Kurt Wallander ou l’inertie au service du mouvement


J’accueille sur ce blog un billet rédigé par mon ami Olivier, et consacré à l’oeuvre de Henning Mankell, auteur suédois dont je vous ai déjà parlé ici à plusieurs reprises.  Je le remercie et vous souhaite au passage une bonne lecture de cet excellent texte.

Voici donc un billet sur la série des Kurt Wallander. Je m’efforcerai de parler de la psychologie du personnage plutôt que d’éplucher chacun des romans, je vous laisse les découvrir au gré de vos envies.

C’est à croire que plus on se rapproche du grand nord, plus l’activité artistique y est féconde et bouillonnante, à l’image des geysers d’Islande, les talents jaillissent régulièrement. Pour ne citer que les plus connus nous trouvons Bjork, Nils Petter Molvaer, Eivind Aarset, Danielsson, pour la musique, Larsson, Edwardson, Joensuu pour les écrivains « noirs ». ( cette liste étant totalement arbitraire et subjective bien sûr !)

Les neuf romans qui composent la saga de Kurt Wallander trahissent tous à leur manière les inquiétudes qui assaillent Henning Mankell. La société suédoise et plus largement l’Europe s’est peu à peu modifiée, les frontières se sont ouvertes, les murs sont tombés, la monnaie s’unifie, les langues s’anglicisent. Comment s’adapter à cette nouvelle donne géo-politico-économico sociologique ? La saga Wallander pourrait tout aussi bien se sous-titrer, « l’inertie au service du mouvement » Je m’explique.

Wallander ne comprend pas le monde qui se construit sous ses yeux. La criminalité, les mœurs, la politique, les enfants, tout se métamorphose sans qu’il ne se sente concerné par ce changement. Le monde poursuit un cycle de dilatation et de rétrécissement de plus en plus rapide et incohérent. Le mur de Berlin s’écroule, chacun y va de son couplet en faveur des libertés retrouvées. Quelques années plus tard, les murs fleurissent à nouveau, en Israël, aux états unis, bientôt au sud de l’Europe. Le flux et le reflux idéologique casse puis reconstruit pour défaire à nouveau.

Wallander c’est la contradiction de l’inertie au service de l’action. Il est souvent prit de court, tétanisé par la violence qui se mue rapidement en comportement banalisé. Kurt est un arrêt sur image perpétuel, il s’immobilise, lutte, refuse, tergiverse, fait marche arrière. Ce côté quasi minéral du héros de Mankell sert tout aussi bien la narration que la perspective sociologique sous-jacente, lui donne force et rapidité.

Le polar est le style littéraire par excellence lorsqu’il s’agit de décortiquer au scalpel les dérives d’une société. Mankell s’emploie, en bon chirurgien, roman après roman, avec plus ou moins de succès d’ailleurs, à brosser un état des lieux de la Suède. Il y arrive brillamment, même si son analyse dérive trop souvent dans les marécages de la nostalgie.

Kurt Wallander est un personnage attachant, lucide, scrupuleux, fainéant, malheureux en amour mais il ne joue pas, comme quoi les dictons …Il voudrait faire du sport, acheter une maison ,un chien, se marier, renouer les liens distendus avec son ex femme, comprendre sa fille, trouver une place dans un pays qui se transforme trop vite pour lui. C’est sur ce dernier point que Mankell tourne en rond, à mon grand regret. Le stéréotype du flic qui refuse de s’adapter lorsque tout change autour de lui est une ficelle un peu courte pour un écrivain de son talent, mais bon, passons…

Je ne saurai trop vous conseiller de lire les romans de Mankell dans l’ordre chronologique. Il n’y a pas de liens entre les romans, cependant le héros évolue tout en gardant les trames des épisodes précédents. Voici pour commencer la liste des romans, du premier au dernier.

Meurtriers sans visage,

Les chiens de Riga

La lionne blanche

L’homme qui souriait

Le guerrier solitaire

La cinquième femme

Les morts de la Saint-Jean

La muraille invisible

Avant le gel

Mise à part Wallander, le personnage récurrent de la série est sans aucun doute Rydberg, le vieux flic, sage et mesuré, qui apparaît dans « Meurtriers sans visage ». Il meurt à la fin de ce premier opus mais continuera, enquête après enquête, à hanter la mémoire de Kurt, à tel point qu’il devient un double métaphysique, la personne qui se tient de l’autre côté du miroir, qui connaît la vérité ou du moins l’entrevoit. Wallander y fait souvent référence, lui demande conseil, s’interroge sur l’attitude qu’aurait adopté Rydberg face à telle ou telle énigme. L’osmose entre les deux personnages est telle, que peu à peu, Wallander se mue en Rydberg, clonage inéluctable du à son penchant récurrent pour le passé.

Le second personnage clé pour comprendre Wallander est celui de Baïba Leipa, la belle Lettonne, avec qui il entretiendra une relation tumultueuse, voire chaotique, à partir des chiens de Riga. Baïba est le symbole de l’auto castration qu’il s’inflige en permanence. Wallander est réfractaire à toute idée de changement ou de compromission, dans son travail et dans sa vie privée. Former un couple nécessite des compromis, chose qu’il est incapable d’envisager, malgré l’amour ( mais est-ce vraiment de l’amour ?) qu’il a pour cette femme.

Pour comprendre Kurt, il faut s’attacher aux personnages qui l’entourent, ce sont finalement eux qui parviennent à dresser un profil psychologique du héros. Citons Sten Widen, son camarade de jeunesse, éleveur de chevaux alcoolique, Ebba, la réceptionniste du commissariat, un de ces personnages périphériques qui ont une importance cruciale dans le récit, Björk, le supérieur de Wallander, soucieux de l’image de la police, il fait deux pas en arrière quand Wallander en fait un en avant, Linda, sa fille, un ovni selon lui, elle est le symbole de son incompréhension, surtout lorsque cette dernière lui annonce dans la muraille invisible qu’elle veut à son tour devenir flic.

Ses collègues de travail sont les personnes qu’il côtoie le plus, cependant, il ignore tout de leur vie, la preuve en est, lorsque Svedberg est assassiné, il découvre qu’il cachait son homosexualité tout autant que son admiration pour lui. La mort est le seul lien qui lie Wallander à ses proches et au reste du monde.

Chacun de ces personnages définit un trait de caractère de Wallander. Widen pour la nostalgie des occasions manquées, il voulait être son impresario et le propulser comme chanteur d’opéra, Ebba représente le côté maternel, la femme qui comprend, s’inquiète et s’occupe de lui trouver une chemise propre, Björk, son opposé, pour son refus de transiger avec les journalistes, les notables et la hiérarchie, Linda et son incapacité à s’intégrer au changement. Si Baïba est éros, Rydberg est sans aucun doute Thanatos, une voix d’outre tombe, un point d’ancrage, une façon de s’accrocher à ce qui lui reste du passé. C’est précisément là que se trouve ma principale critique, Wallander est trop passéiste, Mankell se complaisant dans une critique de la société suédoise sans apporter un contre modèle crédible. Wallander voyage peu, la Lettonie pour les chiens de Riga, un voyage aux Caraïbes entre la lionne blanche et l’homme qui souriait, l’Italie avec son père. Son approche de l’extérieur, de l’autre, celui qui ne parle pas sa langue et ne partage pas ses coutumes est motivée, soit par le travail ( Riga) soit par la volonté de tout oublier ( les Caraïbes) contre voyage par excellence, soit le désir de se faire accepter par son père (l’Italie). Wallander est suédois et le restera jusqu’au bout, le mondialisme est une bestiole étrange qu’il regarde de loin, sans prendre la peine de la comprendre.

Chacune des énigmes des neufs romans est un modèle de construction. Wallander s’y montre d’une lucidité peu commune, se fiant à son instinct, remettant systématiquement en cause ses analyses, ses conclusions, acceptant les critiques de ses camarades de travail. Il doute de ses capacités, c’est sa principale qualité, cette déconstruction cartésienne qui lui permet de renouer les fils invisibles de l’enquête.

D’un point de vue stylistique, Mankell fait un sans faute, il faut le reconnaître. Ses intros sont percutantes, souvent très éloignées géographiquement d’Ystad ( l’Afrique du sud pour la lionne blanche, l’Algérie , la cinquième femme, la république dominicaine, le guerrier solitaire ) . Les énigmes contiennent cette part de crédibilité qui embarque le lecteur très rapidement, les personnages sont précis, affûtés, un vrai travail d’orfèvrerie littéraire si je puis dire. Un seul bémol cependant, Avant le gel, est, à mes yeux, le plus médiocre de la série, Mankell s’embourbant dans le personnage de Lisa comme une twingo dans un chemin de montagne. Mise à part cet opus, le reste de la série est fabuleuse, notamment « la muraille invisible » qui reste, de loin, mon préféré. A noter aussi l’épisode sans véritable intérêt de L’homme qui souriait .

Les chiens de Riga est une plongée claustrophobe dans une Lettonie verrouillée, cadenassée par l’union soviétique, La lionne blanche et ce mystérieux doigt noir retrouvé dans les décombres d’une maison, les scènes macabres des morts de la Saint Jean, les vieillards mutilés de « meurtriers sans visage », tous les romans de Mankell ont cette indéniable force narrative, sans jamais tomber dans le gore ou la sur-exploitation de la violence.

La violence est présente, c’est une nécessité, mais elle ne se trouve pas là où on l’attend. La véritable violence se trouve dans ce rapport conflictuel qu’entretient Wallander avec un monde qui perd ses fondamentaux sociologiques, moraux, intellectuels. La cruauté des crimes trouve son échos dans le malaise du commissaire Wallander, seul, divorcé, flic, amateur d’opéra.

Le fil conducteur des romans de Mankell est la solitude et la mort, son frère de sang. Wallander crèvera comme Rydberg, seul, flic en retraite, rongé par la nostalgie, l’incompréhension et les remords, il crèvera une fin d’après-midi venteuse, glaciale, en regardant la lumière vacillante du réverbère, assis derrière la fenêtre de sa cuisine, en écoutant un opéra de Verdi.

Je ne résiste pas à l’envie toute égocentrique, je le reconnais, de classer les neuf épisodes par ordre décroissant d’intérêt.

La muraille invisible

Les morts de la Saint-Jean

La lionne blanche

Les chiens de Riga

La cinquième femme

Meurtriers sans visage

Le guerrier solitaire

L’homme qui souriait

Avant le gel

A noter enfin la sortie en poche du retour du professeur de danse, nouvel opus de Mankell, mais sans Kurt Wallander.

Les Chiens de Riga


9782020638937fsJe voudrais vous parler brièvement d’un roman de Mankell qui s’intitule Les Chiens de Riga. Il s’agit bien sûr d’un épisode des aventures du désormais célèbre (au moins sur ce blog) commissaire Wallander. Mais ce roman a la particularité de se dérouler ailleurs qu’en Suède, et c’est, je crois bien, le seul de Mankell à subir un tel sort. Plus exactement, l’histoire débute en Scanie, donc en Suède, par la mystérieuse découverte d’un canot pneumatique échoué sur les côtes, avec à son bord deux macchabées trentenaires, sapés en Kenzo, et d’apparence étrangère. Nous sommes début 1989.

Les flics d’Ystad, dirigés pour l’enquête par Wallander, ne tarderont en effet pas à découvrir l’origine lettone des deux types, deux dealers yuppies de la mafia russe implantée dans les pays baltes. Tout semble donc correspondre à un parfait règlement de compte.

Pourtant, la police lettone choisit de dépêcher un commandant, Karlis Liepa, en Suède, pour prêter main forte aux policiers locaux dans l’élucidation de ce mystère. Tous feront choux blancs, si bien que le commandant Liepa retournera bien vite au pays.

Sitôt sorti de l’avion de l’Aeroflot ou presque, on le liquide. Etrange, non ?

Wallander est sollicité, à son tour, pour renforcer la police lettone dans l’élucidation de ce meurtre. Le meurtre d’un flic dans un pays communiste, c’est la peine de mort assurée.

C’est du moins le motif officiel avancé par le gouvernement letton. Sur place, il découvrira progressivement que la réalité est un peu différente…

Par ailleurs, Wallander subit un formidable choc des cultures, et ne comprend pas grand-chose au monde si particulier et plein d’espièglerie des pays communistes. Il en fera d’ailleurs les frais assez rapidement.

Je vous conseille vivement ce roman, rien moins que l’un des meilleurs de Mankell, et sans nul doute le plus original. Il fait partie de son top five sans forcer. Je vous souhaite donc une excellente lecture.

Avant le gel


 

275780084101_aa_scmzzzzzzz_Poursuivons, si vous en êtes d’accord, notre étude des romans de Mankell. Voici l’un des plus récents, intitulé Avant le gel, et qui, pour la première fois, met en scène la fille du commissaire Wallander, Linda, plutôt que le héros récurrent lui-même.

Lisons le quatrième de couverture, qui en général résume mieux que je pourrai le faire l’intrigue : des animaux immolés par le feu, la tête et les mains d’une femme gisant près d’une bible aux pages griffonnées… Le commissaire Wallander est inquiet. Ces actes seraient-ils un prélude à des sacrifices humains de plus vaste envergure ? La propre fille de Wallander, impatiente d’entrer dans la police, se lance dans une enquête parallèle. Entraînée vers une secte fanatique résolue à punir le monde de ses péchés, elle va rapidement le regretter.

Mankell innove ici, en incluant dans l’intrigue la propre fille de Wallander, qui, de tapissière, a finalement choisi de rejoindre les rangs de la police suédoise, affectée qui plus est à Ystad, en Scanie, à l’extrémité sud du pays, région frontalière du Danemark. Bref, là où officie son père. Linda va mener une enquête parallèle, partant à la recherche de sa meilleure amie, Anna Westin, qui, étrangement, a disparu du jour au lendemain. A plusieurs reprises, notamment lorsqu’elle prend connaissance du journal intime de son amie, Linda trouve des indices qui, étrangement, recoupent pour partie le meutre sauvage d’une femme amoureuse de l’histoire des chemins suédois. Elle croise aussi des hurluberlus fanatisés par un gourou sectaire, mais qui, de prime abord, ne semblent pas bien méchants.

L’innovation majeure de Mankell, plus que l’entrée d’un nouveau personnage, qui anticipe la suite, c’est la double enquête du père et de la fille. Chacun de son côté va suivre ses intuitions, ne pas donner la totalité des informations à l’autre, tomber dans des embûches diverses, au final ne pas se faire entièrement confiance. Ce rapport père-fille sonne vrai, mélange d’amour et de révulsion, d’autorité paternelle et de rébellion juvénile. C’est cela la qualité premère de ce roman.

Par ailleurs, je dirai presque comme toujours, Mankell sait rendre comme personne l’atmosphère sombre, froide, pastorale et lente de la Suède profonde. Le tout au service d’une intrigue aux multiples rebondissements, l’une des plus charpentées de Mankell. On plonge dans le monde des sectes, des religions en carton-pâte, du sadisme envers les animaux et les hommes. Mankell nous expose, une fois de plus, les faiblesses de l’âme et de la condition humaine. Un excellent roman. A la différence de ma précédente chronique, je vous le conseille donc, celui-là.